Des idées nouvelles sur la nutrition végétale à partir du XVIe siècle : le rôle des minéraux et de l’atmosphère
Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, les recherches portent surtout sur le rôle des minéraux, dans le cadre d’approches qui inaugurent une rupture conceptuelle entre le sol et les plantes. A partir de la fin du XVIIIe siècle, les recherches chimiques mettent en évidence le rôle de l’atmosphère dans la nutrition des plantes, et commencent à identifier et mesurer les minéraux essentiels de la croissance végétale. C’est surtout la seconde piste, celle des minéraux, qui va marquer le développement de la chimie agricole et des industries agrochimiques, au détriment, notamment, de la problématique énergétique de la photosynthèse végétale.
2Les premières idées sur l’importance des minéraux pour les végétaux2
En 1563, le céramiste Bernard Palissy affirma, suite à des observations empiriques, que ce n’était pas le fumier qui faisait pousser les plantes mais seulement les sels qu’il contenait [1]. Vers 1600, le bruxellois Van Helmont fait pousser des plantes en pot pendant plusieurs années et constate que la prise de poids des plantes s’est faite sans que le poids du sol ne varie sensiblement. Il avance alors que c’est uniquement l’eau qui nourrit les plantes. A la fin du XVIIe siècle, l’anglais Woodward remet en cause cette idée et réalise les premières expériences de culture sur eau. En comparant des eaux de différentes provenances, il parvient à montrer que les éléments dissous dans ces eaux permettent d’expliquer les variations de croissance des végétaux [2]. Edmée Mariotte, en 1676, note « qu’il y a plusieurs principes grossiers et visibles des plantes comme l’eau, le soufre ou huile, le sel commun, le salpêtre, le sel volatil ou armoniac, quelques terres, etc » [3]. De même, Mayow, dans son Tractatus quinque Medico-physici, défend l’idée de l’abondance du nitre dans le sol au cours de l’année, celui-ci étant « sucé par les plantes ». [4] Enfin, Glauber, en 1656, fait « l’hypothèse que le salpêtre obtenu à partir des déjections animales doit être contenu dans l’alimentation des animaux, c’est-à-dire dans les plantes… et constitue donc le principe de végétation ». Dans son Tractatus de Medicina universali de 1658, il parle de « culture sur sable arrosée d’eau de pluie dans laquelle est dissous « le sel tiré de ces fumiers, et converty en salpêtre qui se laisse transmuer en médecine universelle » ». Du salpêtre ou nitre au nitrate il y a une filiation certaine. On comprend alors que les auteurs que nous venons d’évoquer ici, et Glauber en particulier, puissent êtres identifiés comme des précurseurs de la « fertilisation chimique azotée » [5].
Il s’écoulera encore un siècle avant que n’apparaissent de nouvelles expériences de nutrition des plantes avec des sels. De plus, ces auteurs resteront encore sceptiques sur les effets de ces sels sur la croissance des plantes, « faute de moyens analytiques sur la composition de la matière sèche végétale » [6]. Deux questions restent alors posées à la fin du XVIIIe siècle : celle de la cause de l’augmentation de poids de végétaux au cours de leur croissance, et celle du rôle des minéraux restant dans les cendres des plantes après que l’on les ait fait brûlé. C’est avec la naissance de la chimie moderne, à la suite d’expérimentations sur le phénomène de la combustion [7], grâce à la mise au point des premières méthodes de mesure quantitative des éléments chimiques, que va pouvoir s’initier l’essor de la chimie agricole.
2La naissance de la chimie moderne et son application aux plantes : démonstration des aspects atmosphériques et minéraux de la nutrition végétale2
La maîtrise progressive de la manipulation des gaz, celle des mesures de volume et leur caractérisation, jointes au développement de l’analyse chimique élémentaire, vont complètement changer la perception de la question. Priestley, comme Cavendish, parvient à mettre au point différents appareils destinés à recueillir et à étudier les gaz. Il en découvre plusieurs. Egalement, il isole l’azote de l’air « par combustion du carbone dans l’air d’une cloche, et par absorption du gaz carbonique formé par l’eau de chaux » : le gaz restant, incapable d’entretenir la respiration, est « l’air phlogistiqué » (azote). En 1774, il extrait de l’oxygène, qu’il appelle encore « air déphlogistiqué » ou « salubre ». De son côté, en 1772, Lavoisier montre que toute combustion se fait avec l’air déphlogistiqué (l’oxygène de l’air). Appliquée à l’étude des plantes, les expérimentations chimiques amènent à mettre en évidence un fait d’une très grande importance, l’idée d’une respiration chez les plantes. L’autre fait important sera la démonstration du rôle des minéraux dans la croissance des plantes.
3La mise en évidence d’une respiration chez les plantes : l’origine atmosphérique des matières carbonées des végétaux et les prémisses de la photosynthèse3
Les premiers travaux sur les échanges gazeux des plantes avec l’air sont menés par les anglais Stephen Hales et Joseph Priestley [8]. Cependant, la théorie de l’humus, régnante à l’époque [9], affirme l’origine humique des matières carbonées des plantes. Les recherches chimiques reprennent cette question à l’aide de dispositifs expérimentaux capables de mesurer les échanges gazeux dans le fonctionnement physiologique des plantes. Le médecin et physicien hollandais Johannes Ingen Housz est le premier, en 1780, à introduire l’idée de l’origine atmosphérique des matières carbonées des plantes. Il décrit ainsi la respiration des plantes : « Les matières carbonées des plantes proviennent principalement de l’air, l’oxygène est rejeté, le lieu du processus n’est pas la racine, mais les feuilles ». Jean Senebier étudia aussi les échanges gazeux des plantes avec l’air, mais en s’intéressant à l’effet de la lumière. Il parvint alors à préciser que la réduction de l’oxygène se fait à l’aide de la lumière [10]. Théodore de Saussure reprend les travaux Priestley, Ingen Housz, et Senebier. Les recherches chimiques sur la végétation [11] présentent ses résultats et résume sa théorie : « la respiration de l’oxygène et l’assimilation du dioxyde de carbone sont indispensables à la vie des plantes en même temps qu’à l’origine de leur propre chaleur. Pour fabriquer leurs substances organiques, les plantes utilisent du carbone et de l’eau, l’oxygène est rejeté. En comparaison avec la masse des plantes la quantité de matière nutritive qui est prise dans le sol est insignifiante » [12].
A la charnière du XVIIIe et du XIXe siècle, l’idée d’une respiration des plantes est donc établie. La voie des recherches, sur ce qui sera nommée plus tard le phénomène de la photosynthèse, est ouverte [13]. Il est alors admis que les plantes respirent comme les animaux mais qu’elles ont, en plus, la capacité d’élaborer des matières organiques à partir de matières minérales lorsqu’elles sont placées à la lumière. Cette propriété, l’autotrophie, leur permet de vivre sans avoir à se nourrir de matériaux organiques issus d’autres êtres vivants. En somme, presque tous les autres êtres vivants (appelés, sous cet angle, hétérotrophes) en dépendent, pour leur alimentation, et pour leur approvisionnement en oxygène, puisqu’il est alors prouvé que seules les plantes rejettent de l’oxygène dans l’atmosphère. Ainsi, il n’y a pas très longtemps que le rôle énergétique primordial joué par le rayonnement solaire, dans la nutrition carbonée des végétaux à chlorophylle, a été mis en évidence [14].
3Identification du rôle nutritif des minéraux dans les plantes et légitimation scientifique du lien entre chimie et agriculture. Etablissement de la chimie agricole avec la théorie minérale3
A partir de la fin du XVIIIe siècle, les mesures chimiques sur la nutrition des végétaux commencent à identifier les minéraux qui rentrent dans la composition des plantes. C’est à cette époque que la recherche scientifique sur la nutrition des plantes commence à légitimer d’une part, le recours à des cultures sur support artificiel (eau, sable, minéraux), et, d’autre part, le recours aux méthodes de la chimie, comme la combustion des plantes et l’analyse des cendres, pour résoudre des questions agricoles. Ainsi, l’Académie des sciences de Berlin lance une question publique pour savoir si « les matières minérales qui ne se consument pas et trouvées dans les cendres des végétaux sont des sels qui entrent directement en compte dans l’alimentation des plantes » [15]. Il y aura quatre réponses principales à cette question. Pour les uns, les minéraux des plantes sont des créations des plantes qui leur sont inutiles. Pour les autres, les plantes les absorbent par hasard. D’autres voient ces minéraux comme des épices qui facilitent l’alimentation organique des plantes. Enfin, d’autres, tel De Saussure, affirment que les plantes se nourrissent de ces minéraux. Ce dernier, encore dans ses Recherches chimiques sur la végétation, analyse les constituants minéraux des plantes [16] et des sols où elles croissent, selon des protocoles « très élaborés » [17]. De plus, il réalise les « premières expérimentations contrôlées sur l’absorption des minéraux par les racines avec des cultures dans l’eau » [18] Ainsi, il put avancer que « les sels alcalins de la potasse et de la soude, le phosphate de la chaux ou du manganèse, le carbone de la chaux, l’acide silicique, l’oxyde de fer ou de manganèse » sont les minéraux les plus importants pour la croissance des plantes. Mais il ne put préciser s’il y avait des minéraux sans lesquels la croissance des végétaux était impossible, ni déterminer comment les végétaux satisfont leurs besoins en minéraux.
C’est Carl Philip Sprengel, le premier, et non pas Justus Von Liebig, comme on le croit encore aujourd’hui, qui, dans les années 1820-1830, va préciser ce qui va dès lors être nommée la théorie minérale de la nutrition végétale. Il affirme ainsi, « avec certitude », dans Die Lehre vom Dünger [19], publié en 1839, que les minéraux « servent de nourriture à tous les végétaux et qu’ils sont tout aussi indispensables à leur constitution chimique que l’oxygène, l’hydrogène et l’azote des engrais organiques ». Il formule aussi, clairement, dès 1828, la loi du minimum : « Lorsqu’une plante a besoin de douze éléments pour sa croissance, elle ne parviendra jamais à maturité si une de ces substances vient à manquer, et elle sera continuellement rabougrie si une seule est en quantité insuffisante » [20]. Ces deux idées sont à la base de la chimie agricole. Justus Von Liebig, utilisant ces travaux, ainsi que ceux de Saussure et de Jean Baptiste Boussinguault, précisera qu’il y a trois éléments essentiels, l’azote (N), le phosphore (P), et le potassium (K). Par son engagement dans les polémiques, même à tort, il dynamisera la recherche [21] agricole : son nom va être retenu comme celui du père de la théorie minérale et de l’agrochimie. De plus, Liebig est aussi présenté, dans le même mouvement, comme celui qui aurait soit-disant « définitivement » détruit la théorie de l’humus.
De la théorie de l’humus à la fertilisation organique et minérale
Reprenant des idées traditionnelles, la théorie de l’humus, élaborée progressivement dans le troisième tiers du XVIIIe siècle, semble avoir été formulée pour la première fois en 1763, dans les travaux du suédois Wallerius. Des chimistes reconnus comme J. H. Hassenfratz, Chaptal, Gay Lussac, Berzelius, Lampadius, ou Hermstädt la défendent. Si elle évolue au cours du temps, son principe reste constant depuis l’Antiquité : les plantes ne peuvent se nourrir que de substances qui leurs sont analogues, aussi l’humus, produit par la décomposition des végétaux, est-il considéré comme la matière principale de la nutrition des plantes, car c’est la matière qui leur est le plus proche [22]. A l’origine, Wallerius pensait que les éléments de l’humus étaient absorbés directement sans transformation. Plus tard, sur la base d’analyses chimiques, des chimistes comme Hassenfratz ou Hermstädt ont soutenu que l’efficacité de l’humus résidait en sa capacité à produire du carbone. Au même moment, Davy et Ingenhousz, pourtant tenants de l’assimilation du dioxyde de carbone de l’atmosphère par les végétaux, ont décrit l’importance de l’humus comme source de carbone : le carbone produit par la décomposition des matières organiques se mélangerait à l’eau pour former une solution nutritive absorbée par les racines, à partir de laquelle les plantes produiraient leurs matières organiques. Elle est reprise ensuite par Albrecht Thaër, l’agronome allemand le plus influent de la première moitié du XIXe siècle. Celui-ci affirme que l’humus est « une partie constituante, plus ou moins importante du sol ; la fécondité du terrain dépend, à proprement parler, entièrement de lui. Car, si l’on excepte l’eau, c’est la seule substance qui, dans le sol, fournisse un aliment aux plantes » [23]. Selon cette conception, le carbone, présent en abondance dans toutes les plantes, provenait d’une combinaison de l’acide humique du sol avec diverses bases, la chaux en particulier, et était absorbé principalement sous forme d’humate de chaux. Thaër, dont le nom restera attaché à cette théorie de l’humus, conclut que l’humus est une « création » très décomposée, produite seulement par « le pouvoir de la vie végétale et animale », une création qui possède les éléments suivants : « carbone, hydrogène, azote, oxygène, et une petite quantité de phosphore, de souffre, un peu de terres importantes et différents sels » [24]
Il existe trois raisons au succès de la théorie de l’humus en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. [25]. Premièrement, contrairement à la théorie de l’assimilation du dioxyde de carbone de l’air par les plantes, la théorie de l’humus ne contredit pas la philosophie naturelle de l’époque : l’organique ne peut être engendré que par l’organique. Elle s’intègre donc dans son temps, et satisfait les tenants d’un « principe de vie des végétaux », qui expliquerait tous les processus de transformation de la vie végétale. D’autre part les personnes qui ont admis l’assimilation du dioxyde de carbone de l’air par les végétaux, et même, dans une certaine mesure, son plus ardent défenseur, Théodore de Saussure, acquiescent à cette théorie plus conforme à l’esprit du temps [26]. Deuxièmement, elle confirme des siècles de pratiques agricoles qui ont toujours constaté l’amélioration des cultures par l’apport de matières organiques. Elle peut donc facilement être transposée dans la pratique, et, ainsi, participer à « l’agriculture rationnelle » de Thaër. Troisièmement, elle a bénéficié du soutien inconditionnel de Thaër, le grand homme de l’agriculture du début du XIXe siècle. Parfaitement intégrée à son système, qui vise à obtenir le plus de gains possibles, la théorie de l’humus a l’avantage d’être directement productive. La théorie de l’assimilation du dioxyde de carbone de l’atmosphère par les végétaux ne l’est pas.
Mais, au cours du XIXe siècle, les résultats de la chimie agricole sur le rôle des minéraux et sur l’influence primordiale de l’énergie lumineuse, vont restreindre le rôle de l’humus dans les pratiques agricoles. Néanmoins, à l’encontre de ce que l’on croit encore trop souvent, la théorie de l’humus n’a pas été définitivement rejetée par les résultats théoriques et pratiques de la fertilisation minérale. En fait, « la théorie de l’humus ou plutôt l’amendement par l’humus n’a jamais été totalement repoussé. Sprengel conseille les deux types d’engrais, car, d’après lui, l’humus possède des « acides » et spécialement l’azote indispensable à la croissance des végétaux. Liebig, lui-même, encourage l’humus pour des raisons différentes. Comme Sprengel, il estime que l’atmosphère est la source du carbone des végétaux, mais les jeunes pousses ne possédant pas encore […] les feuillages nécessaires, ont recours à leurs racines pour se procurer le carbone qui leur est indispensable » [27]. De plus, pour la plupart des agronomes, même chimistes, particulièrement en France, le « fumier reste un objet d’étude constant tout au long du XIXe siècle » [28]. La position dominante consistera à accepter les engrais chimiques comme une « fumure complémentaire ». Les partisans du « tout chimique », tel Georges Ville, resteront largement minoritaires, et ne feront des adeptes, au moins jusqu’à la première guerre mondiale, que chez quelques agriculteurs qui en auront les moyens financiers. Pour voir une première généralisation, encore modeste, de la fertilisation chimique, il faudra attendre la fin du premier conflit mondial et la reconversion agrochimique des industries des explosifs et des gaz de la guerre, avec une production massive d’engrais chimiques, le renfort d’une publicité, le déficit masculin dans les campagnes, le développement de la mécanisation. En attendant, comme la plupart des chimistes agricoles s’en sont rapidement aperçu dans leurs essais de culture, les fumures chimiques sont souvent plus efficaces lorsqu’elles sont accompagnées de fumures organiques [29]. Comme le note Howard, les chimistes agricoles, même Liebig, selon certains, ne purent longtemps ignorer l’aspect limité de leur savoir. L’attitude la plus courante consistera à considérer les engrais chimiques comme des auxiliaires du fumier. La théorie de l’humus, du moins l’intérêt de la fertilisation organique, n’a, ainsi, presque jamais cédé le pas à la fertilisation minérale dans les sciences agronomiques du XIXe siècle. Que ce soit au sein des sciences traitant de près ou de loin avec des problèmes susceptibles d’intéresser les agriculteurs, ou dans les relations des chimistes agricoles avec des agriculteurs les pieds sur terre, il est manifeste que la vision chimique de l’agriculture n’a pas triomphé au XIXe siècle. Ce qui a compté fortement dans son succès au XXe siècle est certainement à chercher du côté du coût de fabrication des engrais chimiques et du bénéfice que les industriels ont pu en tirer, sans oublier, bien-sûr les notables – mais pas forcément durables - améliorations de rendements qu’il était possible d’obtenir avec eux. Mais laissons-là, pour l’instant, ces considérations socio-économiques, et revenons au domaine de la recherche agronomique, puisque c’est de là que démarre l’axe critique principal des fondateurs de l’agrobiologie.
Aperçus sur le virage biologique des sciences agricoles à la fin du XIXe siècle
Certains, tel Georges Ville, ou encore Sachs et Knop, les « pères fondateurs de l’« hydroculture » » [30] ou culture hydroponique, ont cru à une nutrition uniquement minérale. Cependant, à partir des années 1880-1890, « les microorganismes prennent de plus en plus d’importance dans la recherche agronomique » [31]. Dès 1859, Boussinguault avait noté que la terre était « un réceptacle de micro-organismes » [32]. Si l’on avait compris dès la fin du XVIIIe siècle que les végétaux absorbaient du carbone de l’atmosphère, il n’en était pas de même de l’azote, qui compose 78 % de l’atmosphère. Les végétaux peuvent-ils « fixer » l’azote atmosphérique ? Liebig l’affirmait contre tous les autres chercheurs. Schloesing et Müntz, des élèves de Boussinguault, s’appuient sur les travaux de celui-ci et sur les découvertes de Pasteur sur les microorganismes pour voir si, non plus les végétaux, mais « la terre » fixe de l’azote atmosphérique. En Allemagne, l’ouverture vers les microorganismes augmente l’intérêt pour la recherche sur le fumier, surtout après la démonstration par Hermann Hellriegel, en 1888, de la fixation d’azote atmosphérique par les légumineuses, grâce à la présence de microorganismes dans les nodosités de leurs racines. Entre ces années-là et la Première Guerre mondiale, on peut dire que la chimie agricole perdit sa position dominante dans les sciences agronomiques. C’est la biologie, d’abord avec la microbiologie des sols, puis avec la génétique [33], qui tînt la première place. Les découvertes sur les microorganismes amenèrent une multiplication des essais sur les légumineuses comme engrais verts, notamment après les travaux de Schultz-Lupitz, dans les années 1880 [34]. lls suscitèrent aussi de nombreux espoirs et essais pour mettre au point des engrais biologiques, notamment à base d’inoculations dans le sol d’êtres vivants fixateurs d’azote, essais qui allèrent jusqu’à la mise en place de productions commerciales. Du côté des sciences agricoles, on peut ainsi avancer que la plupart des fondateurs de l’agrobiologie [35] se sont appuyés sur la tradition de l’étude agronomique du fumier et sur ce virage biologique de la fin du XIXe siècle pour légitimer le primat qu’ils accordent aux facteurs biologiques dans l’agriculture. Etudions maintenant les principaux traits de la critique de la fertilisation minérale et de l’agrochimie développée par les fondateurs de l’agriculture biologique.
Les critiques agrobiologiques de l’agrochimie
Sur le plan agronomique, on croit souvent que l’agriculture biologique s’oppose à l’agriculture chimique par son refus des engrais minéraux de synthèse. Les engrais que l’on disait « chimiques » désignaient surtout ces sacs contenant des proportions variables des éléments nutritifs réputés, depuis le triomphe de la chimie agricole, essentiels à la croissance des plantes : en tout premier lieu l’azote (N), puis le phosphore (P), et le potassium (K). L’expression de « mentalité NPK », forgée par Howard et reprise par Rusch [36] , a sans doute efficacement contribué, par la force de l’image, à diffuser dans le milieu agrobiologiste, et au-delà, cette définition minimaliste et négative, par opposition, de l’agriculture biologique.
En général, la critique écologique des engrais chimiques s’attaque avant tout à leur solubilité : les engrais non consommés par les plantes sont facilement entraînés par le ruissellement et l’infiltration vers les eaux de surface (rivières, étangs et lacs) et vers les eaux souterraines (nappes phréatiques). Dans le cas des engrais azotés, on constate des pollutions des nappes par les nitrates, ou des phénomènes d’eutrophisation des plans d’eau. Cependant, ce type d’inconvénients n’est pas souvent mentionné chez les fondateurs de l’agrobiologie. Leur rejet des engrais chimiques est fondé sur d’autres raisons. Avant d’étudier les arguments des uns et des autres, nous allons commencer par rappeler leur position commune sur l’importance de la fumure organique.
Globalement, l’agrobiologie s’est d’abord inscrite respectueusement dans la tradition de la fertilisation humique, avant de critiquer l’oubli de l’évidence du rôle positif de l’humus sur la fertilité et la tendance consécutive à l’égarement de la chimie agricole. Pour renouveler la théorie de l’humus, les fondateurs vont alors s’inscrire dans le virage biologique des sciences agronomiques de la fin du XIXe siècle.
2L’inscription dans la tradition de la fumure organique et la dénonciation de la rupture agrochimique de l’équilibre entre production de récoltes et fertilisation2
En tout premier lieu, les fondateurs de l’agriculture biologique reçoivent humblement l’héritage de l’agriculture traditionnelle transmis par l’expérience maintes fois répétée des paysans. Ils s’appuient sur une observation, qui, transmise de générations en générations, était devenue une évidence pour les paysans : l’apport régulier de matières organiques permet de maintenir durablement la fertilité des sols cultivés. Directeur d’une ferme expérimentale et modèle en Inde pendant sept ans, Sir Albert Howard a remarqué la grande attention que portaient les cultivateurs indiens, et ceux de l’extrême orient en général [37], à rapporter toutes les matières organiques disponibles, fèces y compris, aux champs. L’agriculture serait censée entrer ainsi dans un « cercle vertueux » [38] en copiant la nature, c’est-à-dire, ici, en retournant à la terre la totalité des déchets organiques produit par la société [39]. Cette idée est décisive pour Howard, à tel point qu’il en tire l’acceptation de la Révolution industrielle vis-à-vis de l’agriculture, à condition que l’on garantisse institutionnellement le respect de cette loi fondamentale [40] dans la société moderne : « L’essor industriel a attaqué sérieusement, par la création d’une faim nouvelle, celle des besoins de la machine pour les matières premières, et par l’accroissement énorme de la population des villes, les réserves de fécondité. Une mobilisation rapide du capital du sol se manifeste. L’extension de la production industrielle et de la population n’aurait que peu ou pas d’effet si les déchets des usines et de la ville avaient été restitués honnêtement à la terre. Mais cela n’a pas été fait. Il n’a pas été tenu compte du premier principe de l’agriculture ; la croissance a été accélérée mais le phénomène de descente vers la terre n’a pas été favorisé. L’agriculture a perdu son équilibre. La lacune entre ces deux moitiés du cycle vital n’a pas été comblée, ou bien elle l’a été par des succédanés sous forme d’engrais minéraux. Les sols de la Terre sont actuellement abandonnés, épuisés ou ruinés, ou bien ils sont lentement empoisonnés » [41]. Aujourd’hui, plus d’un demi-siècle après Howard, au niveau de l’état des sols, nous courrons encore plus vite à la catastrophe. La dégradation des sols touche aujourd’hui 40 % des terres agricoles du monde et cause une baisse de rendements de l’ordre de 16 % [42]. L’empoisonnement des sols peut sembler être une affirmation un peu exagérée, mais il est presque devenu de notoriété publique, depuis les travaux de Rachel Carson dans les années 1960, que l’usage des engrais minéraux, en augmentation pour un même rendement, développe « l’acidification » [43] des sols. De plus, l’augmentation et la diversification des fongicides et insecticides sont nuisibles à la vie des sols, comme à de nombreux autres êtres vivants, l’homme y compris [44]. Pour Howard, l’abandon dans la pratique agricole de la loi naturelle du retour est la conséquence de deux faits historiques corrélés : « La responsabilité de ce méfait doit être supportée à parties égales par les disciples de Liebig et par notre système économique actuel » [45]. Quelques soient les variations des positions des autres fondateurs de l’agriculture biologique par rapport à Howard, ils s’accordent tous à voir en Liebig le personnage dont le travail agronomique représente le mieux la logique de l’agrochimie qu’ils rejettent. Voyons maintenant quelques-unes des critiques qu’il adresse à Liebig et à ses successeurs.
2Une critique de l’oubli de l’évidence du rôle positif de l’humus : la chimie agricole, une approche hors sol donc hors sujet 2
Tout d’abord, ils contestent radicalement que la théorie minérale liebigienne ait démontré l’inutilité de l’humus ou du fumier dans la nutrition des végétaux. Entre le rôle, historiquement vérifié, et évidemment positif de la matière organique sur les rendements, d’une part, et la théorie de l’humus que Liebig croyait avoir enterré, d’autre part, il y a un fossé, celui qui sépare l’évidence de terrain des polémiques des chercheurs à propos de leurs théories respectives. Si les partisans de la théorie de l’humus avançaient quelques idées que l’on juge partiellement erronées aujourd’hui, telles celle de l’origine humique des matières carbonées des plantes, ou celle de l’humus, excepté l’eau, comme seule source nutritive édaphique des végétaux, cela est loin de constituer un argument scientifique pour relativiser le rôle de l’humus. Howard souligne ainsi, à propos du raisonnement de Liebig : « Il ne lui vint pas à l’esprit que l’importance de l’humus ne dépendait pas de la forme de la théorie sur l’humus » [46]. On peut bien réfuter toutes les théories qui voudraient prouver l’utilité de l’humus pour la croissance des plantes, il demeurera que le passé et le futur montreront toujours que, concrètement, l’apport de matières organiques favorise la croissance des plantes terrestres.
Pour Howard, comme tant de chimistes agricoles par la suite, tels Gilbert et Lawes à Rothamsted, Liebig négligea que la terre arable contient toujours de humus très actif. Il semble que Howard indique, par cette critique, l’origine abstraite des orientations de recherches sur la nutrition végétale qui ont vu le jour depuis le XVIe siècle. Entre le fumier et les sels de fumiers répertoriés par les analyses des chimistes après combustion dudit fumier, à la suite des observations de Bernard Palissy, il se pose le même problème qu’entre, d’un côté, les champs où poussent les récoltes des hommes depuis bien longtemps, et, de l’autre, les cultures en pot de Van Helmont où le rôle du sol est tenu pour négligeable, le poids de celui ci ne variant quasiment pas. Tout simplement, le problème qui se pose est celui de la scientificité des questionnements sur la croissance des plantes qui se posent à partir du XVIe siècle. En effet, ces idées nouvelles sur la nutrition végétale ont été élaborées, pour ainsi dire, contre les évidences de la tradition agricole [47]. Quelle rationalité y a-t-il à chercher des réponses sur la croissance des plantes hors du sol dans le cas des plantes terrestres ? De même, devant l’efficacité avérée du fumier, pourquoi s’acharner à supputer que seuls les sels qu’il contient seraient efficaces ? Par la suite, en gardant toujours à l’idée le fait traditionnel de l’entretien organique réussi de la fertilité des champs, quelle véritable pertinence scientifique y a-t-il dans les renseignements sur les besoins élémentaires des végétaux fournis par l’analyse des cendres de végétaux ? Certes, ces renseignements sont utilisables, car en sachant que les plantes ont notamment besoin des nutriments minéraux trouvés dans leurs cendres, on peut aller leur en chercher ou fabriquer. Mais quel est le rapport avec la croissance naturelle des plantes ? Que peut-on apprendre, avec ce type d’expérimentations hors sol ou par combustion, qui puisse éclairer le savoir ordinaire quant au rôle positif des sols contenant de l’humus sur la croissance des plantes ? Howard, même s’il reconnaît une utilité au savoir chimique [48], ne lui attribue qu’une place secondaire et limitée [49]. La rupture introduite par la science occidentale avec la pratique et le savoir surtout organiques des paysans lui semble infondée [50] : « Suivant Howard, le rôle de la science agricole devrait être d’expliquer les raisons du succès des méthodes traditionnelles et de trouver des voies pour les améliorer » [51].
2La théorie minérale relativisée : les démonstrations scientifiques d’une nutrition végétale organique2
La domination de la chimie agricole a poussé certains à mépriser le rôle des aspects organiques dans la nutrition des plantes. Certains, tel Georges Ville, ou encore Julius Sachs et Wilhelm Knop, les « pères fondateurs de l’« hydroculture » » [52] ou culture hydroponique, ont cru à une nutrition uniquement minérale des plantes [53]. Or, après les découvertes d’Hellriegel sur la capacité des légumineuses à fixer l’azote atmosphérique, grâce à des microorganismes, après les premiers travaux sur les symbioses mycorhiziennes [54], sur lesquelles insistent abondamment Howard [55], après les travaux du prix Nobel finlandais Virtanen, en 1936, et ceux de son compatriote Miettinen, en 1957 [56], sur lesquels s’appuie Hans Peter Rusch, il n’est plus scientifiquement sérieux de douter de l’existence d’une nutrition organique des plantes. Non seulement la vie du sol aide ou même permet la nutrition minérale des plantes dans le cas d’une terre fertile, mais, dans le cas des mycorhizes, l’intimité entre les champignons et la plante fait que l’on ne sait plus exactement où s’arrête la vie du sol et où commence la plante [57]. De plus, des molécules organiques peuvent êtres absorbées directement par les racines sans passer par une minéralisation complète. Miettinen a mis ainsi en évidence l’absorption végétale d’« acides aminés marqués au carbone 14 ». Howard, à la fin de sa vie, ou Albrecht, aux Etats Unis, avanceront l’idée d’un véritable cycle des substances protéiques, qui passeraient, en étant peu dégradées, des microorganismes aux plantes, des plantes aux animaux, de ceux-ci au sol, via les excréments. Hans Peter Rusch avancera, dans cette perspective, l’hypothèse d’un « cycle de la substance vivante » et il considérera que les échanges macromoléculaires constituent le principe fondamental de la nutrition des végétaux.
Résumons-nous. La critique agronomique de l’agrobiologie envers l’agrochimie se décline sous au moins cinq aspects. D’abord, elle reproche à la science agricole moderne sa déconnexion d’avec le savoir paysan traditionnel [58]. Deuxièmement, elle déclare nulle et non avenue la soit-disant victoire de la théorie minérale sur la théorie de l’humus, vu que ce n’est pas une vue de l’esprit qui fait que les plantes « aiment » les sols contenant de l’humus : il faut donc poser la question agricole à partir de cette réalité aveuglante et globale. Troisièmement, l’observation banale du rôle « nutritif » de l’humus a été confirmée par la mise évidence scientifique d’une nutrition organique des plantes. Quatrièmement, l’agrobiologie condamne le remplacement trompeur du retour des déchets organiques à la terre par les engrais minéraux, suite à l’emprise du capitalisme, de la Révolution industrielle, et de la chimie agricole sur l’agriculture. Elle réfute, enfin, la prétention hégémonique de la chimie sur l’agriculture, car les principales influences, dans un champ, sont d’ordre biologique [59]. Ceci étant dit, il demeure que l’agriculture biologique, depuis sa fondation, a du mal à justifier son approche sur au moins deux problèmes importants. Premièrement, même si l’on peut remettre en cause la scientificité de l’agrochimie, il faut bien reconnaître qu’elle a permis souvent, mais temporairement ou au prix d’un coût écologique exorbitant [60], un accroissement spectaculaire des rendements. L’agriculture biologique, malgré certains résultats exemplaires, ne peut pas, en général, se targuer des mêmes rendements [61]. Doit-on se contenter de dire que l’agrochimie extorque des rendements contre-nature ? On préférera travailler avec une hypothèse plus conforme au mouvement de croissance de la biosphère. A l’état spontané, la vie augmente, que ce soit en biomasse ou en biodiversité. Une agriculture « scientifique » devrait pouvoir cultiver la nature, donc accompagner son développement biologique, et donc, in fine accroître ses rendements, à un rythme proche de ce qui se passe à l’état sauvage. De même, si l’on est en droit de remettre en cause la scientificité de la théorie minérale d’un point de vue holiste, global, on ne peut cependant pas nier que, d’un point de vue réductionniste, elle soit vraie [62] : les plantes peuvent pousser dans une solution d’eau et de minéraux [63]. Ceci nous mène au deuxième problème : l’approche holiste prônée par l’agriculture biologique [64] a du mal à être autre chose qu’une rationalisation de l’agriculture traditionnelle, elle aussi basée sur l’importance des phénomènes biologiques dans les champs. En effet, si les fondateurs respectent les vérités de la tradition paysanne, ils prétendent également s’appuyer sur une compréhension globale de la nature. Or, comme nous l’avons déjà montré au début de notre deuxième partie, il s’agit bien plus d’une évocation de la nature que d’une compréhension claire de celle-ci, susceptible d’être étayée par des démonstrations scientifiques. L’effort, en direction d’une réconciliation rationnelle de l’agriculture et de la nature, demeure inachevé chez les fondateurs de l’agriculture biologique. Cependant, à travers la place centrale de l’humus et l’évocation de la forêt comme modèle de fertilité dans les travaux des fondateurs, il est possible d’aller plus loin (cf. §43). Mais découvrons d’abord progressivement l’interprétation de l’histoire agronomique du XIXe siècle selon les fondateurs de l’agrobiologie.
2L’agronomie moderne et les fondateurs de l’agriculture biologique2
3L’irruption de la chimie dans l’agriculture3
Les historiens de la chimie que nous avons pu lire ne mentionnent pas les raisons positives pour lesquelles des chimistes se sont intéressés à la fertilité des sols agricoles. Ce constat appelle un ensemble de remarques, car la mise en relation des questions de la chimie avec celles de l’agriculture ne va pas de soi. L’expérience commune de plusieurs millénaires dans l’observation et la compréhension de la croissance des végétaux semble ne s’être jamais focalisée sur les qualités et les quantités d’éléments chimiques ou minéraux contenus dans les sols. L’expérience humaine ordinaire, quand elle se risquait à des hypothèses ou des affirmations issues de l’observation empirique, penchait préférablement pour des explications de type biologique [65] : les êtres vivants dépendent d’autres êtres vivants pour se développer. D’ailleurs, au cours des controverses qui vont agiter le monde des agronomes du XIXe siècle, les agronomes, parfois chimistes, qui vont s’opposer aux prétentions des chimistes agricoles, vont le faire au nom de la tradition d’efficacité reconnue aux amendements ou engrais [66] organiques, particulièrement au plus connu et reconnu d’entre eux, le fumier. Dans cette optique, les agriculteurs biologiques pourront se chercher une filiation paradoxale chez l’agronome chimiste français Boussinguault, qui aurait défendu le fumier contre Liebig et ses engrais chimiques.
Cette attribution de la fertilité, ou de ce qui fait pousser les plantes, à la graisse et à d’autres substances de nature organique peut sembler être une des lacunes du savoir antique, et notamment aristotélicien, sur la biologie. Cette lacune est la non différenciation entre les êtres vivants hétérotrophes et ceux qui sont autotrophes, - une différenciation qui ne recoupe pas exactement celle du règne animal et du règne végétal. Il faudra attendre les découvertes scientifiques sur la photosynthèse pour comprendre qu’une des grandes spécificités des plantes est leur capacité à transformer l’énergie physique du soleil, ainsi que des matières minérales en matière biologique, en vie [67].
Au début du XIXe siècle, les chimistes qui se sont essayé à la chimie agricole, comme « Chaptal, Davy de Saussure ou encore Hermbstaedt », ne possédaient pas les outils susceptibles de fournir des résultats convaincants et / ou utilisables par les scientifiques que sont les chimistes agricoles. A cette époque, ce sont des agronomes praticiens comme Thaër ou Dombasle qui réussissent à convaincre le plus grand nombre. Dans les années 1830-1850, ces méthodes vont êtres mises au point. Liebig met au point une méthode d’analyse élémentaire en 1830, Varrentrapp et Will une méthode de dosage de l’azote en 1841, et de nombreuses méthodes de titration de très grande valeur sont obtenues à partir de 1840-1850. Cependant, selon Nathalie Jas, il semble « difficile de justifier par le simple fait que les chimistes disposent d’un outil efficace, l’intérêt qu’ils portent à la recherche agronomique et, le fait qu’ils aient réussi à faire attribuer à leurs recherches une qualité si importante que ces dernières disqualifient les travaux de leurs prédécesseurs et de leurs contemporains qui […] n’utilisaient ou n’utilisent pas essentiellement l’analyse chimique pour étudier l’agriculture » [68]. Nathalie Jas fait appel aux facteurs psychologiques, sociaux, et politiques pour mieux cerner cette emprise progressive de la chimie et des chimistes sur l’agriculture. Cependant, on ne voudrait pas sous estimer ici la secousse sociale qu’a constitué l’avènement de la chimie en tant que science moderne au XIXe siècle, notamment en Allemagne, avec Völher et surtout Liebig :
« Les chimistes viennent, de tous les coins du monde, « apprendre » en Allemagne. La chimie sera, à la fois et corrélativement, la première science à faire communiquer de manière réglée production de la recherche et production des chercheurs, c’est-à-dire à entraîner ses étudiants d’une manière qui « mime » la recherche, et la première science effectivement internationale. […] La chimie triomphante du XIXe siècle se glorifie d’être une science active, qui ne se soumet plus à la nature, multiple et circonstancielle, mais en maîtrise les procédés ; elle se glorifie aussi d’être une science autonome, désintéressée, bref, académique » [69].
Et cela, d’autant plus que l’on pourrait proposer une interprétation, partagée par Howard et Rusch, et peut-être satisfaisante, de l’intérêt des chimistes pour l’agriculture, puis de l’emprise de la chimie sur la recherche agronomique, à travers le prisme du caractère inédit et impressionnant des résultats des chimistes au niveau de la nutrition végétale. Ainsi, malgré ses critiques, Howard reconnaît la pertinence des résultats des expériences de fertilisation chimiques menées à Rothamsted :
« Les expériences célèbres sur le Broadbalk Field attirèrent l’attention de tous les agriculteurs. Elles étaient tellement impressionnantes, tellement correctes du point de vue scientifique, elles fournissaient tellement d’éclaircissements, qu’elles influencèrent la mode jusqu’à la fin du siècle dernier, lorsque l’éclat de la grande époque de la chimie se ternit » [70].
De même, Hans Peter Rusch prend la mesure de l’événement constitué par les résultats étonnants des expériences fondatrices de la chimie agricoles, en hésitant pas à recourir au vocabulaire du « miracle », à l’instar, un peu paradoxalement, des thuriféraires de l’agrochimie jusqu’à aujourd’hui :
« On peut imaginer l’étonnement qu’une telle découverte provoqua dans le monde ; la fumure organique préconisée par Thaër était une chose obscure, inexpliquée, voire mystérieuse ; nul ne pouvait dire comment elle agissait réellement. Vint alors l’explication scientifique, claire et rigoureuse. Une analyse chimique du sol permettait de mettre facilement en évidence une carence minérale, et quand on apportait au sol des composés chimiques (sels minéraux) directement assimilables par les plantes, on faisait la démonstration qu’il était possible, même sur des sols infertiles, mieux encore sur des graviers, du sable et de l’eau, sans aucune participation du sol, d’obtenir miraculeusement une croissance exubérante des plantes » [71].
La ligne d’interprétation, que l’on voudrait proposer ici, consisterait à avancer que le côté spectaculaire des expériences, déjà hors sol, des débuts de la chimie agricole, a séduit un grand nombre de personnes et de chercheurs. On ne comprenait pas grand-chose au sol, comme on ne comprend toujours pas bien aujourd’hui comment il fonctionne [72]. Face au flou entourant la théorie de l’humus, les expériences réussies de nutrition minérale des plantes auraient donné l’occasion à beaucoup, non pas de sortir de l’obscurité où se trouvait la connaissance des sols, mais, plus simplement, d’oublier le sol. On reviendra sur les raisons qui ont rendu – et rendent toujours aujourd’hui de moins en moins - cet oubli possible.
3Un problème nommé Justus Von Liebig3
Liebig est utilisé par les partisans de l’agrochimie, qui voit en elle un incontestable progrès de l’agronomie et de l’agriculture par rapport aux autres approches, comme le père de cette approche. Il y a, pour eux, un avant et un après Liebig [73]. Avec Liebig, l’agriculture est entrée dans la modernité. La théorie minérale de Liebig, constituée de la loi de restitution et de la loi du minimum, aurait fait entrer l’agriculture dans l’âge scientifique. Plus, et plus intriguant aussi, il s’agirait d’un « miracle ». Même s’il faut resituer, ici, le mot miracle dans le discours de l’idéologie scientiste [74], pour lequel la science moderne vient remplacer la religion et son obscurantisme, on doit tenir compte de l’effet de renforcement sur le grand nombre d’une telle qualification. En effet, la présentation d’un résultat de recherche non seulement comme scientifique mais aussi comme un miracle [75] ne manque pas de dissuader fortement un grand nombre de personnes de le remettre en cause. L’étiquette « scientifique » ou « selon les experts » y suffisant déjà généralement amplement.
Une des conséquences de cette situation est que l’aspect scientifique de l’agrochimie, symbolisé par la figure et les lois de Liebig, a pu masquer la complexité des enjeux agronomiques et scientifiques, mais aussi sociaux, économiques, et écologiques que contient le développement de la recherche agricole et de la pratique de l’agriculture déterminée par l’agrochimie. Nathalie Jas a, ainsi, bien mis en évidence que le succès de la chimie agricole en tant que discipline scientifique ne pouvait être uniquement imputable à ses méthodes et résultats d’expérimentation. Comme Howard, elle a noté que le développement de la théorie minérale et de l’agrochimie ont répondu à une demande très forte de la société. La Révolution industrielle, en appelant une main-d’œuvre croissante dans les villes, a généré une demande de produits agricoles, alimentaires et textiles notamment, à laquelle la modernisation [76] de l’agriculture a répondu. Dans ce bouleversement, qui concerne la société toute entière, les engrais chimiques, comme la mécanisation croissante, et la sélection du bétail, ont été des moyens attendus et recherchés activement, pour accroître les rendements. Les moyens agricoles issus de la Révolution industrielle sont employés de plus en plus pour des raisons diverses selon les situations. Il peut s’agir de compenser le départ de la main d’œuvre agricole, attirée par l’espoir de meilleurs salaires dans les usines. Il peut s’agir aussi de libérer volontairement de la main d’œuvre agricole pour l’industrie, en espérant faire plus de profit avec les nouveaux moyens plutôt qu’avec l’ancienne main-d’œuvre. Quoi qu’il en soit, il s’est produit un transfert massif des travailleurs depuis l’agriculture vers l’industrie, celle-ci étant, opportunément et idéologiquement, considérée comme le domaine essentiel du progrès [77]. Mais revenons précisément au rapport à Liebig des fondateurs de l’agrobiologie.
Quand on évoque la question de l’histoire de l’agriculture moderne, ou de l’agrochimie plus particulièrement, le nom de Liebig revient presque systématiquement. Les fondateurs de l’agrobiologie n’échappent pas à cette règle : s’il y a un seul nom qu’ils citent de concert pour désigner l’agrochimie, c’est bien celui de Justus Von Liebig.
Quand ils ne le rejettent pas complètement, en jugeant hors sujet la théorie et l’usage agricole des engrais chimiques, ils avancent que Liebig n’était pas aussi radical que l’ont dit ceux qui l’ont érigé en père de la fumure « tout chimique ». Pour cela, on trouve deux voies. La première, empruntée par Ehrenfried Pfeiffer, voudrait que Liebig ne soit pas un chercheur matérialiste : certains de ses propos autoriseraient une poursuite de la recherche agricole dans la perspective de la « science spirituelle » steinerienne. La seconde, empruntée par Rusch, consiste à avancer que Liebig aurait reconnu s’être trompé à la fin de sa vie. Ce n’est pas l’avis de Nathalie Jas. Pour cette auteur, Liebig a mis longtemps à reconnaître ses erreurs, notamment à propos de son affirmation de l’inutilité des engrais azotés. Mais, dans la septième édition de son principal ouvrage, Die Chemie und ihrer Anwendung auf Agrikulture und Physiologie, là où il réussit à construire le mythe qui lui survit, il ne reconnaît jamais pour autant qu’il a « défendu avec virulence et intransigeance le contraire » [78]. On apportera d’autres citations qui confortent l’idée d’une sorte de récupération – paradoxale ? - du personnage le plus célèbre de la chimie agricole par Hans Peter Rusch. Malgré la tentation de conclure à une démarche un peu déplacée, il est plus pertinent d’inviter à retrouver les éventuelles références aux textes de Liebig, bien qu’elles ne soient pas mentionnées dans l’ouvrage de Rusch, pour trancher le problème de l’existence ou non d’un changement profond dans les conceptions de Liebig. Peut-être, en tout cas, faut-il voir dans cette démarche le souci de Rusch de favoriser le dialogue avec les tenants de l’agrochimie, en leur laissant entendre que l’on peut s’y tromper et le reconnaître honnêtement, en bonne éthique scientifique, sans honte, à la suite du fondateur désigné, du moins en Allemagne, de la discipline.
Liebig est devenu incontournable mais il a lui-même, à la fin de sa vie, contribué à la construction de son propre mythe. Il est devenu si incontournable que les fondateurs de l’agriculture biologique se sont sentis, eux aussi, obligés, de se positionner par rapport à lui. Au risque de s’enfermer dans le schéma des thuriféraires de l’agrochimie, mais à l’envers. Or, la critique agrobiologique fondatrice ne cherche pas toujours, loin de là, à rejeter toute la modernisation agricole. Il faut aller au-delà de la figure tutélaire de Liebig, car le mythe du chimiste de Giessen tend plus à brouiller les cartes qu’à permettre un discernement valable sur les postions des fondateurs vis-à-vis de l’héritage historique de l’agronomie du XIXe siècle. Une façon de montrer ce rapport complexe de l’agrobiologie aux développements de l’agronomie consiste à évoquer quelques aspects des controverses d’agronomes que les fondateurs évoquent dans leurs écrits, ou qui pourraient éclairer la problématique agrobiologique. Un aperçu de la « querelle de l’azote » montre des conceptions différentes des rôles et du rapport entre science expérimentale, instruments de laboratoire, et expériences aux champs. On verra aussi que cette querlle et ces conceptions variables recoupent deux mythes agronomiques nationaux, avec Liebig en Allemagne et Boussinguault en France. Des auteurs comme Jan Dessau et Yves Le Pape, ou Jean Keilling, ont proposé, dans les années 1970, de resituer l’agrobiologie par rapport à ces grandes figures de l’histoire agronomique. Nous répondons ici modestement à cette invitation, en esquissant une reconstruction des controverses agronomiques, telles que perçues par les historiens de l’agronomie et par les fondateurs de l’agrobiologie. Tantôt on trouverait Boussinguault opposé à Liebig, tantôt Thaër opposé à Liebig, et tantôt Liebig contre lui-même.
Attardons-nous donc sur la « querelle de l’azote », en saisissant d’abord l’argument épistémologique utilisé par Liebig pour valider ses résultats et disqualifier ceux qui observent et étudient l’agriculture en passant par les champs. On trouvera là un prolongement de ce que nous avons esquissé plus haut au sujet de la force de pénétration culturelle de la nouvelle science moderne que représente la chimie du XIXe siècle.
Cette querelle de l’azote a opposé, d’un côté, et dans un premier temps, de 1843 à 1855, Lawes, fondateur de la ferme expérimentale Rothamsted, et son assistant Gilbert, à Liebig, de l’autre côté. Dans un second temps, elle opposera, à partir de 1856, Liebig à des chimistes agricoles allemands, Stöckhardt et Wolff, notamment [79]. Lawes, Gilbert, Stöckhardt et Wolff considèrent les fumures azotées comme essentielles, contrairement à Liebig. Liebig, s’appuyant sur Boussinguault, pense que les plantes puisent l’azote qui leur est nécessaire dans l’atmosphère : « Il est évident que c’est dans l’atmosphère que les plantes, et par elles les animaux, puisent leur azote (Boussinguault) » [80] Liebig refuse de se rendre aux arguments de ses adversaires en arguant qu’ils ne sont pas « scientifiquement » acquis, parce que provenant d’observations faites à l’extérieur, en champs, et donc non reproductibles, contrairement à celles que l’on peut réaliser en laboratoire » [81].
Liebig use donc de la définition théorique de la science moderne, en exigeant un protocole d’expérimentation déterminé et fixe, ainsi que des résultats strictement reproductibles, pour condamner les expériences faites aux champs [82]. Cet argument répété avec acharnement, en soutien de sa théorie minérale, est le fait qui rend Liebig intéressant pour le développement ultérieur de la chimie agricole. Les acteurs de la chimie et de la chimie agricole du XIXe siècle sont des scientifiques au sens de la science « moderne » ou « positive ». Ils ont appris la chimie au sens inventé, justement, par Liebig : « entraînement systématique, maniement des instruments et des protocoles instrumentaux, formation accélérée de chimistes qui partagent les mêmes faits, les mêmes démarches, les mêmes méthodes et les mêmes lectures » [83]. Ils s’opposent ainsi à la démarche de leurs prédécesseurs du XVIIIe siècle : ils sont obligatoirement réceptifs à la critique de leurs pairs faite au nom de la scientificité, concrètement définie. En effet, par cette controverse, Liebig pousse ses adversaires, tel Lawes et Gilbert, à préciser leurs protocoles d’expérimentation aux champs mais aussi l’articulation de ceux-ci avec l’analyse chimique de laboratoire. Dans le même sens, la fascination qu’il est capable d’exercer, notamment grâce à la maîtrise de la publication, pousse des jeunes chimistes, tels Stöckhardt, Wolff, ou Henneberg « à s’engager sur le terrain », ce qu’il refuse de faire, et à conquérir le domaine de la « science agricole » [84], occupé par les représentants de Thaër, en le soumettant peu à peu aux nouvelles exigences de la chimie [85].
Nous allons maintenant prolonger l’étude délicate de la réception agrobiologique de ces controverses en discutant trois mises en scène d’agronomes : Liebig contre Boussingualut – en approfondissant un peu plus la querelle de l’azote -, Thaër contre Liebig, Liebig contre Liebig.
3Les controverses historiques de l’agronomie selon les agrobiologistes3
4Boussinguault contre Liebig ?4
Dans une des premières études universitaires françaises de l’agriculture biologique, Jan Dessau et Yves Le Pape commence par situer Boussinguault dans les débuts de l’histoire de « l’agriculture moderne, utilisatrice d’engrais et de pesticides », entre Saussure et Liebig. Mais, quelques pages plus loin, ces mêmes auteurs appellent à mener des recherches qui situeraient la contestation agrobiologique dans les « controverses qui ont opposé les agronomes classiques, depuis que Liebig a jeté les bases de la théorie dominante ». Or, dans cette perspective, ils veulent rapprocher l’agriculture biologique de Boussinguault : « Il faut remonter à la querelle entre Liebig et Boussinguault car ces deux agronomes sont les deux principaux théoriciens de l’agronomie du XIXe siècle » [86].
Cette approche apparaît peu claire. D’un côté, Boussinguault est inscrit dans la filiation des chimistes agricoles, avec Liebig. De l’autre, il est mis en opposition avec ce dernier, et, indirectement, intronisé comme l’agronome moderne ancêtre des fondateurs de l’agriculture biologique.
Les travaux récents de Nathalie Jas ont jeté une lumière renouvelée sur l’histoire des sciences agronomiques au XIXe siècle, en France et en Allemagne. L’idée d’une opposition Boussinguault contre Liebig relèverait, en fait, plus de la construction de deux mythes symétriques, de part et d’autre du Rhin, qu’à une confrontation de scientifiques sur une question déterminée : au « mythe Boussinguault »en France, répond le « mythe Liebig » [87] en Allemagne.
Avant de tenter de démêler cet écheveau, notons le rôle que veulent attribuer Jan Dessau et Yves Le Pape à Boussinguault lorsqu’ils le considèrent proche de l’agriculture biologique. A la suite de la remarque que nous venons de citer sur l’opposition Boussinguault / Liebig, ces auteurs signalent « un courant dont la personnalité la plus représentative est Albert Demolon » :
« Ses travaux sur la pédologie l’ont amené à prendre certaines distances vis-à-vis des disciples de Liebig en insistant sur le caractère de « milieu vivant » du sol et en privilégiant le rôle de l’humus. Il remet en cause la fertilisation à base des seuls engrais chimiques et réaffirme l’intérêt de la fumure organique (fumiers, composts, engrais verts, enfouissement des pailles). On peut donc considérer qu’il a eu une influence dans l’apparition, au sein de l’agronomie classique, d’un courant de pensée et de recherches, qui rejoint celui des partisans de l’agriculture biologique » [88].
Ainsi, Boussinguault, suivi par Demolon, serait un défenseur de la fumure organique. Jean Keilling, dans sa préface à l’édition française du Testament agricole, reprend cette interprétation d’une filiation entre Boussinguault et l’agriculture biologique, via Sir Albert Howard :
« Sir Albert Howard […] propose l’emploi d’une méthode de compostage des résidus, c’est-à-dire de mise en œuvre de procédés bactériologiques de fertilisation et de restitution : à la statique de la restitution chimique, il ajoute la dynamique de la biologie des sols, des fumiers et composts. Il rejoint Boussinguault dans sa polémique avec Liebig […] ».
Ces interprétations passablement contradictoires et allusives de ces deux noms de l’agronomie et de leurs relations nous invitent à reprendre cette question. Il faudra déterminer, d’une part, dans quelle mesure une filiation peut être justifiée entre Boussinguault et les fondateurs de l’agrobiologie. D’autre part, on tentera de cerner le rôle qui peut être attribué, dans le problème de cette filiation, à une certaine « polémique », dont il faudra cerner la nature et les enjeux, entre Boussinguault et Liebig. L’étude de la démarche et du travail de Jean-Baptiste Dieudonné Boussinguault sera la première étape de ce parcours.
Jean-Baptiste Boussinguault a fondé une ferme expérimentale, en 1836, qui est souvent considérée comme la première station agronomique. Les travaux qu’il réalise dans les années 1830 sont souvent considérés comme fondateurs dans le domaine de la chimie agricole. Il est le chef de file des chimistes agricoles [89] français. Dès le début des années 1840, il constitue une référence importante au niveau international. C’est autour de ce personnage que se construit la mythologie des agronomes français de la seconde moitié du XIXe siècle. Mais le mythe de Boussinguault perdure encore après, au moins jusqu’aux années 1930, où l’on cherche encore en lui « le fondateur de la chimie moderne », « l’initiateur de la science du sol », « le précurseur de la biochimie végétale et de la compréhension de la nutrition végétale ».
Néanmoins, ce qui est essentiel pour notre propos, c’est que « Boussinguault est perçu comme celui grâce auquel la chimie réussit à soumettre le territoire de l’agronomie à son autorité. Il symbolise cette période […] des années 1840-1850 durant laquelle les chimistes prennent le pouvoir en matière de recherche agronomique ». Même si ses travaux sont considérés comme fondateurs pour la chimie agricole, Boussingualt « n’a pas provoqué la publication d’une littérature aussi foisonnante et passionnée que celle engendrée par le très polémique Liebig ».
Boussinguault a donc réalisé un travail de chimiste. Selon R. P. Aulie, il a mis au point et utilisé la méthode des bilans ; avec Dumas, il a compris les fonctions réductrices des végétaux et oxydatrices des animaux. Mais la question pour laquelle il est le plus connu est celle du cycle de l’azote. Il a développé de celui-ci une conception claire, et il a élucidé « l’ensemble des réactions chimiques qui se produisent au cours de la nitrification », soulignant ainsi que « le sol est dynamique chimiquement » [90].
On arrive, ici, au problème dont l’éclaircissement va nous permettre de comprendre un peu mieux la véritable relation qui a existé entre Boussinguault et Liebig sur le plan scientifique. Boussinguault et Liebig vont s’opposer au cours de ce qu’on appelle la « querelle de l’azote ». Mais, en fait, au cours de cette querelle, Boussinguault ne s’implique que très rarement personnellement. Ce sont les partisans ou les détracteurs de Liebig qui le désignent ou s’appuient sur ses méthodes pour se positionner dans la querelle. Notons bien qu’il s’agit d’une querelle de chimie. Ceci constitue un premier élément de réponse à notre question : en tant qu’il est un chimiste agricole, voire le fondateur de cette approche de l’agriculture, on se sent entièrement légitimé à considérer que l’identification de Boussinguault comme référence de l’agriculture biologique est infondée. C’est plutôt la première interprétation de Jan Dessau et Yves Le Pape, d’un Boussinguault situé aux origines scientifiques de l’agrochimie, entre Saussure et Liebig, qui semble juste. En tout cas, ce n’est sans doute pas la position que défendit Boussinguault dans cette affaire qui permet de comprendre pourquoi des agrobiologistes chercheraient en Boussinguault un de leur précurseur, à l’encontre d’un autre chimiste, Liebig.
Voyons, néanmoins, mais à peu près [91], les termes de cette querelle :
« Grâce à plusieurs mémoires publiés entre 1838 et 1841, Boussinguault soutient que si les minéraux sont importants dans la nutrition végétale, c’est la proportion d’azote contenue dans les engrais qui permet de déterminer la valeur relative des différents engrais. Liebig, au contraire, dès la première édition, en 1840, de La chimie et ses applications à l’agriculture et à la physiologie, pense que l’azote n’a que peu d’importance et que c’est leur contenance en minéraux qui permet d’attribuer aux engrais leurs valeurs fertilisantes. Le discours de Liebig, encore modéré en 1840, se durcit, et, en 1843, dans la troisième édition de son ouvrage, il refuse catégoriquement tout engrais azoté, pensant que l’ammoniac, qui serait contenu dans les eaux de pluie, suffit à restituer l’azote emprunté au sol. La question de savoir si l’azote doit être ou non fourni aux végétaux par l’intermédiaire d’engrais, devient, à partir de cette date, le problème important à résoudre » [92].
Il nous faut maintenant aller plus loin, afin de discerner, au-delà de ce débat, s’il existe une différence significative entre ces deux chimistes, une différence suffisante pour que des agrobiologistes se réclament paradoxalement de l’héritage de l’un d’entre eux. En amont de cette querelle, importante [93], la différence entre Boussinguault et Liebig tient surtout à leurs méthodes de travail respectives, leurs résultats [94], et à leurs personnalités, notamment à travers leurs investissements dans la parole publique et les controverses [95].
Boussinguault a eut, le premier, l’idée d’introduire « la balance dans l’étude des problèmes posés par la physiologie végétale ». L’installation d’un laboratoire dans sa ferme de Bechelbronn, « pour pouvoir analyser le sol, les engrais, les semences et les végétaux tout au long de la croissance des cultures, impressionne […] les observateurs étrangers, allemands notamment ». C’est avant tout cette alliance du laboratoire et de la ferme, permettant l’utilisation systématique de l’analyse chimique dans les domaines de la physiologie végétale et animale, qui constitue l’originalité de la méthode de Boussinguault. Cette alliance sera reprise lors de la fondation, par Lawes, en 1843, de la ferme expérimentale la plus célèbre d’Angleterre, à Rothamsted, près de Londres. Puis, Bechelbronn et Rothamsted serviront de modèle à la première station agricole expérimentale allemande.
Liebig, en revanche, est un chimiste qui a étudié la physiologie végétale à partir de ses seules analyses chimiques en laboratoire et des publications de ses prédécesseurs et collègues. En 1840, il n’a aucune préoccupation d’ordre économique et politique. Il veut alors seulement « comprendre la chimie des végétaux » [96]. Ses analyses de cendres de végétaux constituent presque les seules expériences qu’il a effectuées pour écrire son ouvrage de 1840. Il contraste avec les méticuleuses et laborieuses expériences effectuées par Boussinguault, au début de cette décennie, car celui-ci « utilise l’analyse chimique pour étudier une série de rotations de cultures » et, par la suite, de « complexes dispositifs de laboratoires qui complètent ces expériences ». A cette époque, les observateurs ne s’y trompent pas. Liebig s’est heurté « aux champs et aux agriculteurs dont il cherchait à nier les caractéristiques, les pratiques et les connaissances » [97]. Liebig semble, ainsi, adopter un comportement un peu caricatural, en ce sens qu’il défend le « tout laboratoire » et l’oubli de la « réalité du champ et de l’étable » [98], ce qui paraît à beaucoup difficilement défendable dans le cas de la connaissance de l’agriculture, et peut-être même, pour la science en général, qui, quoique théorico - expérimentale, n’en demande pas moins à l’essai in vivo de confirmer l’essai in vitro. Ainsi, le manque d’humilité de Liebig est perçu même en Allemagne, ce qui signifie qu’il ne s’agit pas d’une critique insidieuse, portée, par exemple, par un chauvinisme français. Il n’a « aucun respect pour les savoirs accumulés par la pratique agricole, les méprisent même et, à de nombreuses reprises, s’en prend vivement à ces exploitants agricoles auxquels il n’accorde aucun crédit » [99]. Il refuse l’affrontement avec le terrain sous prétexte qu’il n’a pas lieu d’être [100]. Finalement, pour Liebig, il n’est de vérité que celle obtenue dans le laboratoire [101].
Voici donc un second élément de réponse à notre question. Boussinguault et Liebig sont deux chimistes mais le second veut trouver la vérité de l’agriculture sans vérifier ses théories hors de son laboratoire. En maintenant l’alliance de l’analyse chimique avec les observations des agronomes et des agriculteurs en champs, Boussinguault applique une démarche scientifique moins éloignée de la nature, référence ultime des agrobiologistes. C’est ce souci d’une science proche du terrain qui peut suggérer un lien entre Boussinguault et les fondateurs de l’agriculture biologique. Avouons tout de même que le lien est ténu. Une dernière poussée de notre investigation nous le fera peut-être considérer comme un peu moins fragile.
En 1851, peut-être la seule fois où il s’investit directement dans la polémique avec Liebig, Boussinguault s’y avance avec ironie, dans un passage, assez souvent cité, de la deuxième édition de son Economie rurale. Notons bien qu’il ne critique pas l’opinion de Liebig sur l’intérêt de la fumure azotée, bien que les résultats de ses recherches la contredisent [102]. Il critique, plus exactement, malgré l’ironie, l’équivalence posée par Liebig entre la fumure minérale et le fumier. Il se demande : « pourquoi les agriculteurs dépensent du temps et de l’argent à transporter du fumier dans les champs alors qu’en suivant les théories de Liebig, ils n’auraient qu’à utiliser les cendres de ce même fumier. Il ajoute qu’il a fumé la moitié d’une terre pauvre avec du fumier et l’autre moitié avec les cendres de la même quantité de fumier. La première moitié a donné une récolte convenable, la seconde n’a presque rien produit » [103].
Au delà des observations et du verdict des champs comme alternative au « tout chimique » et au « tout laboratoire » de Liebig, Boussinguault met en contraste la fumure organique, à travers le célèbre fumier de ferme, et les minéraux. Ici, enfin, et c’est un troisième élément de réponse à notre question, on voit mieux le lien avec l’agriculture biologique, laquelle ne cesse de mettre en avant le fumier et la fumure organique en général, même si c’est pour les améliorer, à travers des progrès dans les techniques de compostage. Cependant, avant de conclure, cette expérience de Boussinguault nous inspire une remarque. Comme on le verra plus loin, l’interprétation de la nature et de la nocivité des engrais chimiques varie en fonction des fondateurs. L’expérience de Boussinguault sur le fumier et les cendres de fumier, si elle est assez connue, reste ironique et à interpréter avec prudence. Il ne faudrait pas en conclure qu’elle est une condamnation de l’efficacité des engrais chimiques, une idée qui semble parfois sourdre sous le discours de certains agrobiologistes, alors que cette efficacité a été observée par Boussinguault lui-même, comme nous l’avons noté plus haut. Liebig a fait brûler des végétaux et observé que les éléments N, P, et K étaient les plus nombreux dans leurs cendres ; il en conclut que l’on pouvait faire pousser les plantes en apportant ces éléments. Rien ne dit que les cendres de fumier contiennent ces éléments, et, dans cette expérience de Boussinguault, on ne parle pas non plus des quantités ni de la forme des éléments NPK qu’il faut fournir aux plantes pour les voir croître. Simplement, cette expérience rappelle l’efficacité du fumier : les engrais chimiques de Liebig n’ont pas le pouvoir de remettre radicalement en cause d’autres voies de la recherche agronomique.
A la question de savoir si l’on peut trouver des arguments à l’existence d’un courant de recherche agronomique depuis Boussinguault jusqu’à l’agriculture biologique, on ne peut ici que proposer une réponse nuancée. Contre, on justifiera aisément que Boussinguault participe, et au premier plan, à l’affirmation scientifique du paradigme agrochimique. L’agriculture biologique des fondateurs considère l’agrochimie comme quelque chose de néfaste à la qualité et au progrès de l’agriculture, même si les raisons ou la gravité du problème varient un peu selon les auteurs. A l’appui d’une certaine filiation avec Boussinguault, on retiendra deux éléments. Le premier réside dans l’opposition relativement partagée au « tout chimique » et au « tout laboratoire » ; la voie qui est devenue de plus en plus dominante en agronomie et en agriculture préfère se réclamer de Liebig plutôt que de Boussinguault [104]. Le second élément est le maintien par Boussinguault de l’intérêt du fumier. En France, notamment, l’« un des engrais qui a le plus retenu l’attention au dix-neuvième siècle est le fumier » [105]. Boussinguault est resté « très classique dans ses conseils de fumure », le « fumier reste pour lui le seul engrais véritablement indispensable » et il y a de nombreux animaux dans sa ferme expérimentale alsacienne [106]. Sous cet angle, il deviendrait clair que Boussinguault, bien que chimiste, n’envisage pas de donner un jour le primat aux engrais chimiques : le primat de la biologie en agriculture, premier principe de base des fondateurs de l’agriculture biologique, est sauf, via la défense du fumier.
Pourtant, même si tous les domaines des sciences sont liés, un chimiste précurseur de l’agriculture biologique, cela laisse une impression de désordre. On ne peut s’empêcher de se poser la question de savoir s’il n’y aurait pas d’autres agronomes du XIXe qui « feraient mieux l’affaire ». C’est ici que le « mythe Boussinguault » reprend toute son importance pour notre analyse. Comme dans le cas de Liebig, il semble qu’avec Boussinguault, les fondateurs de l’agriculture biologique aient hérité de l’histoire conventionnelle de l’agronomie. A moins que cela ne soit un phénomène uniquement propre à la réception des fondateurs de l’agriculture biologique en France. Toujours est-il que le mythe Boussinguault masque, en effet, de nombreux agronomes de son siècle, moins férus de chimie, ou ayant proposé des évolutions de l’agriculture sans le recours à la chimie agricole, et donc plus susceptibles d’avoir travaillé dans la direction prônée par l’agrobiologie. Il y a eut notamment Adrien de Gasparin, Jules Reiffel, ou encore Mathieu de Dombasle, Auguste Bella. Au delà de leurs différences, ces agronomes restent avant tout des praticiens, recourant à des méthodes diversifiées, dans une vision plus économique de l’agriculture, où le rôle de la science agricole est de « permettre à l’agriculteur de rendre son exploitation rentable économiquement ». Cette vision est assez proche de « l’agriculture rationnelle » de l’allemand Albrecht Thaër, que Mathieu de Dombasle et Auguste Bella ont rencontré au cours des campagnes militaires de Napoléon Ier.
Pour les germanophones Hans Müller et Hans Peter Rusch, à côté du nom de Liebig, il y a le nom d’Albrecht Thaër qui joue un grand rôle dans leur interprétation de l’histoire de l’agronomie. Souvent présenté comme le dépositaire de la théorie de l’humus au XIXe siècle, mais surtout comme l’irrémédiable vaincu de l’histoire agronomique moderne, définitivement évincé par la théorie minérale de Liebig, Thaër, présente, a priori, des qualités supérieures à celle de Boussinguault pour incarner le rôle d’un précurseur – célèbre - de l’agriculture biologique. On va maintenant voir ce qu’il en est, à travers sa relation avec Liebig et le sens que donnent à son œuvre et à cette confrontation les fondateurs de l’agriculture biologique.
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Nathalie Jas a rappelé que l’historiographie des sciences agronomiques avait longtemps opposé une théorie de l’humus qui aurait été créée par Thaër et une théorie minérale qui aurait été initiée par Liebig. Elle a également très bien montré que cette vision des choses était excessivement simplificatrice et devait par conséquent être sérieusement amendée sinon abandonnée. Mais Nathalie Jas souligne également que le dépassement de cette historiographie « essentiellement linéaire, téléologique, et hagiographique » est très récent, puisqu’il ne débute qu’à la fin des années 1980 avec, notamment, les travaux de Patrick Munday et Ursula Schling-Brodersen [107]. En conséquence, puisque les écrits pionniers de l’agrobiologie sont tous antérieurs à cette époque quasiment contemporaine, il n’y a pas à s’étonner outre mesure de retrouver l’interprétation duale de l’histoire agronomique chez les fondateurs de l’agriculture biologique. Néanmoins, la vision du monde des fondateurs de l’agriculture biologique ne colle pas avec la vision naïvement moderne et progressiste de ceux qui ont pu opposer les lumières de Liebig face à l’obscurantisme de Thaër. Nous allons montrer ici que l’intérêt agrobiologique pour Thaër était essentiellement agronomique et non économique. Les fondateurs de l’agriculture biologique retiendront l’intérêt de sa recherche sur l’humus et défendront toujours son rôle dans l’agriculture qu’ils souhaitaient, mais ils se sont montrés nettement plus réservés, à l’exception de Rudolf Steiner, sur l’idée de tirer du profit financier de l’agriculture.
L’agrobiologie face à Thaër ou l’exigence d’un droit d’inventaire
Durant toute la première moitié du XIXe siècle, Albrecht Thaër (1752-1828) est le maître à penser des agriculteurs « progressistes » en Allemagne. Ces exploitants capitalistes [108] sont notamment regroupés, avec des représentants d’autres professions s’intéressant à l’agriculture, au sein de la Versammlung deutscher land und Forstwirte (VDLF). L’objectif de Thaër et de ces agriculteurs est la rentabilité économique de l’agriculture. Dans les quatre volumes qui constituent la traduction de ses Grundsätze der rationnellen Landwirtschaft (1809), publiés en France sous le titre Les Principes raisonnés d’agriculture, à partir de 1811 [109], Albrecht Thaër étudie la plupart des systèmes de culture en vigueur à son époque en Allemagne. Il en fait « une évaluation économique extrêmement précise, basée sur les bilans d’humus et les coûts de production. Pour ce faire, il établit les relations entre apports organiques et production végétales et animales et quantifie les entrées et les sorties d’humus au niveau de la parcelle et de l’exploitation. Il en déduit les quantités de fumier nécessaires pour atteindre une productivité donnée en céréales, et la surface indispensable en prairies pour maintenir un cheptel suffisant aux besoins de fertilisation. Il mesure, saison par saison, tous les temps de travaux, leur coût, ainsi que celui de l’entretien et la surveillance du bétail et de l’exploitation en général » [110]. Sa méthode des bilans d’humus est intégrée dans une stricte rationalité comptable, inscrite au fronton de son œuvre agricole, dès l’introduction de ses Fondements de l’agriculture rationnelle : « l’agriculture est une entreprise qui a pour but, grâce à la production de substances végétales et animales, la création de profits ou le gain d’argent. Plus le profit est élevé, plus le but est atteint de manière satisfaisante. L’agriculture parfaite est alors celle qui tire le profit le plus élevé et le plus durable possible » [111]. Sa pensée présente ainsi des affinités certaines avec la physiocratie et l’agriculture rationnelle anglaise qui l’ont inspiré [112].
Cette affinité de Thaër avec la logique industrielle et capitaliste qui conquiert peu à peu les sociétés occidentales, surtout à partir du XIXe siècle, explique l’attitude critique d’Hans Müller vis-à-vis du créateur de la première école d’agriculture en Allemagne. Excepté Steiner qui a une opinion positive et sans nuance de la monétarisation des échanges, les autres fondateurs européens, toujours plus ou moins sympathisant de la théorie de l’humus, mais peut-être ignorants de cet aspect économique décisif de la pensée de Thaër, critiqueront la dépendance de l’agriculture à l’argent et à l’industrie sans faire référence à ce personnage. C’est seulement dans l’agriculture organo-biologique que l’on trouve une réception paradoxale mais cohérente avec l’objectif de l’agriculture rationnelle de Thaër : Rusch valorisera le travail de Thaër, Müller en fera une figure repoussoir de l’entrée du capitalisme dans la vie paysanne.
Hans Müller reprochait à Thaër le primat donné à l’agriculture commerciale, au nom de la richesse spirituelle de l’agriculture pour les hommes et la société, ainsi qu’au nom de la qualité de vie qu’il trouvait dans l’agriculture paysanne à dominante vivrière. Müller se refusait à ce que l’essentiel soit que chaque ferme devienne une possibilité de décrocher un bénéfice. C’est pour maintenir autant que possible ces dimensions philosophiques et cette qualité de vie que le fondateur bernois a développé des initiatives économiques originales, sur le plan de la commercialisation, ou bien en préparant l’introduction de cultures commerciales relativement lucrative dans l’assolement des fermes paysannes. De même, Howard ne voyait pas la « nécessité d’un relèvement important du pouvoir d’achat dans les pays pauvres » [113]. La hausse des revenus des agriculteurs d’Inde n’était pas une condition nécessaire à leur développement. Howard a privilégié l’amélioration des techniques agronomiques par des moyens relativement simples, accessibles au travail manuel et à une économie paysanne pauvre, au sens de faiblement monétarisée. L’accumulation des problèmes suite à l’engagement des petits paysans dans l’agrochimie pouvait devenir catastrophique pour leur survie même. Pour l’agriculture européenne ou les plantations industrielles, bien que le problème de la disponibilité monétaire soit plus souvent secondaire, il gardera néanmoins le souci de donner la priorité à la recherche agronomique, et non à des considérations d’économie agricole uniquement déterminées par la « soif du profit ». En revanche, comme nous l’avons souligné plus haut, Rudolf Steiner ne s’est pas embarrassé d’une critique du développement de l’agriculture commerciale [114]. Pfeiffer semble même dire que Rudolf Steiner avait adopté le critère de la recherche du profit comme facteur du succès de l’agriculture : « Le Dr Steiner me dit : « Si on ne travaille pas d’une façon commerciale, c’est-à-dire si le travail ne rapporte pas de bénéfices, il ne marche pas » [115]. Ainsi, à l’exception de Steiner, nous avons montré que tous les fondateurs ont critiqué plus ou moins vertement l’évolution vers la domination de l’agriculture commerciale, dont Thaër fut l’un des promoteurs.
Ce point a éclairé particulièrement l’opinion critique d’Hans Müller, pour qui Thaër est le principal promoteur de l’entrée de l’agriculture germanophone dans l’ère capitaliste. Cependant, Hans Müller considère aussi le médecin et agronome Thaër comme « un grand scientifique » [116], tandis que Hans Peter Rusch, de son côté, retient de lui la préconisation de la fumure organique [117]. De même, tandis que Howard fustigeait la motivation du profit en agriculture, il inscrivit son travail dans l’approfondissement de la théorie de l’humus. Nous allons maintenant nous arrêter rapidement sur cette interprétation plus favorable de Thaër et de la théorie de l’humus par les fondateurs de l’agrobiologie. Seulement Müller et Rusch ont fait référence directement à Thaër. Howard a exprimé une position nuancée sur la théorie de l’humus, en prenant tantôt une perspective d’histoire des sciences, tantôt le point de vue de l’agronome. Nous étudierons le cas de Rusch dans un dernier paragraphe. Mentionnons auparavant l’absence de la référence directe à Thaër chez Steiner et M. Fukuoka. Dans le Cours aux agriculteurs et dans La fécondité de la terre, à notre connaissance, il n’y a pas de référence à Albrecht Thaër. On y trouve pas plus la mention de la « théorie de l’humus ». Cependant, en plusieurs passages de La fécondité de la terre, quand Pfeiffer semble mettre un peu de côté les aspects « dynamiques » ou occultes de l’agriculture « biologique-dynamique », il se range à « la thèse organique » [118]. D’autre part, on comprend que Masanobu Fukuoka, depuis le Japon, ne soit pas au fait de ces subtilités de l’histoire de l’agriculture européenne. Néanmoins, le bouddhiste ne manque pas d’accorder à l’humus la même importance que celle que la tradition paysanne lui a toujours accordé.
Howard et la théorie de l’humus
Howard, quant à lui, reprenait rapidement l’historiographie traditionnelle depuis Francis Bacon jusqu’à Joseph Priestley et admettait que « Liebig is counted the pioneer of agricultural chemistry » [119]. Son rapport direct à la « théorie de l’humus » consiste à en citer l’existence et le principe [120], tout en en acceptant, de manière circonstanciée, et seulement dans Farming and gardening for health or disease, sa critique par la chimie agricole, dans la mesure où la vie du sol aurait été alors inconnue. Liebig « vigorously combated the so-called humus theory, which attribued the nourishment of plants to the presence of humus ». Howard considère que la vision de l’humus de l’époque serait en partie responsable du succès de la chimie agricole. Pour lui, l’humus était alors considéré comme non vivant : « At that time the soil in general and the humus in it were on as mere collections of material without organic growth of their awn ; there was ; their was non conception of their living nature and no knowledge whatever of fungous or bacterial organisms, of which humus is the habitat ». C’est donc d’un point de vue d’histoire des sciences que Howard se montre compréhensif vis-à-vis du rejet de la théorie de l’humus. Cette vision historique n’apparaît pas aisément dans la littérature consacrée à l’évolution de l’agronomie, relativement pauvre il est vrai. A-t-il vraiment fallu attendre les développements de la microbiologie, avec Pasteur dans les années 1860, avec Hellriegel et Willfarth dans les années 1880, ainsi que la naissance de la pédologie avec Dokouchaev, pour que les premières idées et recherches sur la microfaune et la microflore des sols apparaissent ? Ignorait-on la vie microscopique du sol avant le dernier tiers du XIXe siècle ? Les pages consacrées par Nathalie Jas à la conquête du territoire de l’agronomie par la biologie semblent donner raison à Howard. Elles montrent qu’il a fallu attendre le début du XXe siècle pour trouver des chercheurs plus nettement « revendicatifs » d’un renforcement de la place des perspectives biologiques dans l’étude de l’agriculture. Jusque-là, la biologie demeurait plutôt une science auxiliaire de la chimie agricole [121]. Ainsi, s’il est vrai que l’on envisageait pas l’existence de la vie dans le sol et dans l’humus à l’époque des Davy, Sprengel et Liebig, on peut comprendre que les expérimentations vérifiables de la chimie agricole aient séduit bon nombre d’esprits : « Liebig had no difficulty in disproving the role of humus when presented in this faulty way as dead matter almost insoluble in water. He substituted for it a correct appreciation of the chemical and mineral contents of the soil and of the part these constituents play in plant nourishment ». Sir Albert Howard admet les explications de Liebig comme « a great advance » mais il en souligne immédiatement le réductionnisme, alors méconnu, selon lui : « but it was not noticed at the time that only a fraction of the facts had been dealt with ».
Il aurait donc fallu attendre le développement des disciplines scientifiques biologiques pour pouvoir critiquer sérieusement le primat injustifié donné à la chimie dans le traitement des questions agricoles. Howard a souvent souligné l’importance qu’il accordait à l’ouvrage de Darwin sur les vers de terre, paru en 1882 [122]. Il lui accorde d’être « un retour salutaire » à l’observation de la vie du sol et d’avoir « le mérite suprême » de mener à considérer ensemble le sol lui-même et les créatures qui habitent en lui. Pour Howard, ce livre de Darwin aurait établi « once for all this principle of interlocked life » et ainsi constitué un point de repère pour l’étude du sol. Mais Howard n’oublie pas la voie ouverte par Pasteur, qui a permis l’appréciation de « l’existence merveilleuse des populations microbiennes » dans la vie de l’univers, certes invisibles à l’œil nu mais observables au microscope : « The effect of this investigations has been immense ; enormous new fields of science have been opened up ». Cependant, comme Nathalie Jas le confirme aujourd’hui, Howard souligne aussi que l’application de ces nouvelles connaissances biologiques à l’agriculture n’a été que progressive.
Ainsi, Howard semble considérer que la théorie de l’humus de Thaër avait indirectement besoin d’arguments scientifiques, afin de pouvoir donner à l’humus et à la dimension biologique de la fertilité la place qui doit leur revenir. Cependant, dans son Testament agricole, Howard est moins compréhensif vis-à-vis de l’histoire des sciences pour excuser le retard de la perspective fondamentalement biologique en agriculture. Reprenant la posture de l’agronome proche de l’empirisme paysan millénaire, il a cet argument, remarquable selon nous, pour critiquer Liebig : « Dans ses attaques contre la théorie de l’humus, […] Il ne lui vint pas à l’esprit que l’importance de l’humus ne dépendait pas de la forme de la théorie sur l’humus » [123].
Lorsque les fondateurs font référence à Thaër, ou bien à la théorie de l’humus, comme on va le voir encore chez Rusch, il s’agit plus d’allusions au thème « humus » que d’articulation scientifique stricte. Ce qui les motive c’est finalement plus la réalité de l’efficacité de l’humus que l’histoire et le contenu précis des théories qui ont cherché à l’expliquer.
Rusch et Thaër
Hans Peter Rusch revient principalement en trois endroits de son livre sur la théorie de l’humus d’Albrecht Daniel Thaër [124]. En premier lieu, il reprend l’opposition convenue entre Thaër et Liebig. Il n’évoque pas la visée économique de Thaër et prend la critique de Thaër par Liebig comme point de départ de l’égarement de l’agronomie. Rusch ne détaille pas son interprétation de Thaër : « Le Dr d’Albrecht von Thaër fonda la première école d’agriculture et relança l’idée que la fertilité du sol n’est pas inépuisable. Le concept de « fertilisation » prit forme. Les matières fertilisantes étaient alors constituées par les déchets produits par les êtres vivants, ce que nous appelons aujourd’hui la fumure organique ». On peut même considérer que son interprétation est un peu superficielle : en quoi Thaër peut-il bien avoir relancé l’idée que la fertilité n’était pas inépuisable ? Les paysans et bien d’autres observateurs n’ont-ils pas remarqué, peut-être depuis toujours, la variation de la fertilité des terres ? Et n’ont-ils pas cherché bien des moyens de la compenser ? Du coup, même si les mots de fertilisation et de fertilisant ne sont apparus qu’à l’époque de Thaër, de la « nouvelle agriculture » anglaise et de la physiocratie [125], il faut rappeler l’évidence de l’antériorité de la pratique sur ces créations de vocabulaire. De même, une pratique n’existant pas longtemps sans être désignée, il n’y a qu’à souligner l’existence du mot fumure et du verbe fumer, au moins d’origine médiévale, lié au mot fumier par le latin classique fimus [126], pour montrer la faiblesse de l’idée d’apparition du concept de fertilisation à l’époque de Thaër. On pourrait aussi mentionner l’existence des mots graisser ou engraisser, ainsi que composter, auxquels nous avons déjà fait référence. Peut-être Rusch voulait-il simplement indiquer un changement du regard et des interrogations sur la fumure à partir de l’époque des Lumières. Enfin, rappelons qu’il n’est pas tout à fait exact de réduire la fumure traditionnelle et celles du temps de Thaër aux « déchets produits par les êtres vivants » : certes, ces produits constituaient la part dominante, mais ils n’en constituaient pas la totalité. En considérant qu’il s’agit d’une nuance importante, nous proposons plus loin une interprétation de cette erreur, une déformation de l’histoire qui semble concerner bien des conceptions, en sus de celle de Rusch. La deuxième référence d’Hans Peter Rusch à Thaër souligne l’opposition existant entre le mystère entourant les mécanismes de l’action bénéfique de l’humus et la clarté des analyses chimiques des cendres végétales et des sols. Nous y avons déjà fait allusion. Au début de La fécondité du sol, Rusch déclare que la fumure organique de Thaër était « une chose obscure ». Cependant, cent pages plus loin, il se montre un peu contradictoire avec sa première opinion : « Celui qui veut découvrir cette vérité [sur l’humus] à travers l’étude de la bibliographie s’apercevra à la fin que Thaër, avec le peu de lumières qu’il avait, en savait là-dessus bien davantage que les plus brillants spécialistes d’aujourd’hui ». On aurait aimé que Rusch nous en dise un peu plus sur la connaissance de l’humus chez Thaër. Et cela d’autant plus qu’il considère, à la page suivante, « que la recherche en matière d’humus, loin d’être terminée, débute à peine ». C’est finalement là qu’aboutit la confrontation de Rusch à Thaër : un peu à la manière d’Howard, il a repris à sa façon la question de l’humus. Leurs positions ne consistaient pas à défendre l’approche particulière de l’humus chez Thaër contre l’innovation de la chimie agricole mais, bien plutôt, à considérer qu’il fallait étudier la question agricole à partir de la recherche sur l’humus. Mais Rusch, avec sa focalisation sur le cycle de la substance vivante, s’éloignera plus largement qu’Howard de ce point de départ.
Passons maintenant à l’interprétation de l’histoire agronomique selon les fondateurs à laquelle nous nous attendions le moins au début de ce travail, à savoir celle qui associe Liebig à la critique agrobiologique, contre lui-même et d’autres chimistes agricoles.
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Soulignons d’emblée que ces tentatives de récupération du père mythique de l’agronomie moderne ne concernent pas tous les fondateurs. D’une part, nous n’en avons pas trouvé trace chez Masanobu Fukuoka. D’autre part, l’appréciation positive ponctuelle de Liebig [127] que l’on peut trouver chez Albert Howard ne correspond pas à la responsabilité historique écrasante qu’il lui attribue en général, au niveau de l’apparition de l’agrochimie, de la crise de l’agriculture, et de ses méfaits sociaux [128]. C’est pourquoi nous étudierons uniquement ce problème dans un passage de Pfeiffer et dans plusieurs autres de Rusch.
Ehrenfried Pfeiffer et Liebig
Selon Steiner et Pfeiffer, la « pensée bio-dynamique » et la « chimie agricole » représentaient « deux pôles opposées ». Rien d’étonnant ici. Sacrifiant à la réception courante de l’histoire de l’agrochimie, Pfeiffer considérait que la « chimie agricole est basée essentiellement sur les idées de Justus v. Liebig » [129]. Cependant, nous allons voir que le rapport du mouvement d’agriculture biologique à Justus Liebig, via l’agriculture bio-dynamique, sort historiquement très tôt d’une opposition simple et binaire. Ainsi, ce qui est original, c’est que Pfeiffer, au-delà d’une quasi-reconnaissance de la loi du minimum dans certains cas [130], prend la défense de Liebig, contre une interprétation qui aurait tiré la chimie agricole vers le statut de dogme absolu, à l’encontre du sens profond qui aurait été attaché à la démarche du chimiste de Giessen. Dans l’extrait suivant, le disciple de Steiner va même plus loin. Sautant de la problématique classique des rapports entre fertilité minérale et fertilité organique, il prend prétexte d’une citation de Liebig - non référencée -, pour tenter d’inscrire la critique de l’agrochimie dans l’opposition matériel versus spirituel. Saisissant une ouverture vitaliste, présente dans certains écrits liebigiens [131], il en profite pour faire de Liebig un chercheur qui n’aurait pas souhaité que la science moderne demeure ancrée sur la base des preuves expérimentales matérielles : « Mais on ne rend pas justice à J. v. Liebig avec cette théorie. Il avait dit lui-même douter que la théorie NPK soit strictement applicable à tous les sols. Des symptômes de déficience apparaissent plus souvent dans les sols pauvres en humus que dans ceux où l’humus est abondant. La citation qui suit permet de croire, en allant davantage au fond des choses, que Liebig n’était pas le matérialiste endurci que ses adeptes nous dépeignent. Il disait : « Les forces inorganiques ne forment jamais que de l’inorganique. La matière organique, avec sa forme particulière, différente de celle du cristal et dotée de propriétés vitales, est créée par une force supérieure agissant dans le corps vivant et ayant les forces inorganiques à son service… Les conditions cosmiques nécessaires à la nature végétale sont la chaleur et la lumière solaire ». Les forces supérieures agissant dans les corps vivants seraient donc « les forces cosmiques » ; il appartient à Rudolf Steiner de donner la réponse à cette question. Il résolut le problème posé par Liebig en ne se cramponnant pas au côté purement matériel de la vie végétale et en franchissant le pas suivant, résolument et sans parti pris » [132]. Pour un peu, si Liebig avait connu « les idées progressistes de Rudolf Steiner » [133], peut-être aurait-il souhaité les intégrer dans la chimie… Ce n’est sans doute pas sur-interpréter le propos de Pfeiffer que de souligner ici une stratégie de récupération. En revanche, il est patent que Pfeiffer interprète abusivement les quelques lignes attribuées à Liebig qu’il cite. Liebig ne fait que mentionner que les lois du vivant ne se réduisent pas à celle de la matière. Il indique ensuite [134] le rôle du soleil comme « conditions cosmiques » de la vie végétale. Par rapport à ces idées claires, que fait Pfeiffer ? Il remplace d’abord la « force supérieure » du vivant par « les forces supérieures agissant dans les corps vivants ». Ni la mise au pluriel, ni la séparation du vivant d’avec des forces qui le gouverneraient ne sont innocentes. La plupart des biologistes admettent que la compréhension du vivant exige des hypothèses et des explications complémentaires à celles qui suffisent à décrire de manière satisfaisante le fonctionnement de la matière inanimée. Mais ils n’invoquent pas une pluralité de forces que l’on ne pourrait articuler logiquement entre elles. Par exemple, le paradigme évolutionniste, au-delà des conflits d’interprétation, permet d’unifier la compréhension du vivant. Ensuite, Pfeiffer confond la désignation de l’originalité du niveau de réalité biologique (« force supérieure ») avec le rôle du soleil. Ces deux réalités ne sont pas sur le même plan. Les variantes du vitalisme qualifient l’irréductibilité du vivant, tandis que le rôle du soleil fait partie des lois de la physique, à partir desquels les lois du vivant sont construites, même si c’est en réaction partielle (néguentropie). Pfeiffer essaye de faire passer les lois régissant le soleil et les lois cosmiques pour des lois différentes des lois terrestres [135]. Les physiciens ont montré qu’il n’en était rien. Les variations locales des lois dans l’univers physique sont toutes emboîtées sous un même fonctionnement général. Le mystère de l’origine et de l’existence de la vie n’empêche pas que son fonctionnement soit accessible à la causalité physicienne, considérée à l’intérieur de la perspective propre à la biologie. L’effort anthroposophique pour compléter de « causes spirituelles » l’explication causale des régularités mises en lumière par les sciences de la nature est sans doute vain et inutile.
Voyons maintenant la manière plus rationnelle selon laquelle Rusch voulait utiliser Liebig lui-même contre son propre mythe et contre les défenseurs obtus de la chimie agricole.
Rusch et Liebig.
La façon dont Rusch voulait reconsidérer les positions de Liebig sur l’agronomie ne nous entraînera pas si loin que celle de Pfeiffer. Grosso modo, il tente d’opposer un Liebig de la jeunesse, borné au laboratoire et à l’analyse des bilans minéraux, d’avec un Liebig devenu sage et bien plus holiste. Sa première remarque favorable à Liebig consiste à souligner la même première idée relevée par Pfeiffer ci-dessus : que les lois de la chimie agricole perdent leur validité selon les sols, particulièrement à mesure que leur fertilité humique s’accroît. On sait bien que la variation des types d’humus et de leurs interrelations avec les autres facteurs du sol et du milieu rend difficile à cerner la notion de fertilité humique. Néanmoins Rusch relève deux fois que Liebig aurait constaté que la loi du minimum ne s’applique pas sur les sols d’Ukraine ou de Roumanie, que Rusch considère aussi bien comme « les sols les plus fertiles que nous connaissions » ou « riches en humus » [136]. Il serait intéressant, le cas échéant, de découvrir dans quelle mesure Liebig associer l’échec de la loi du minimum avec la fertilité humique. Passons maintenant à des choses plus délicates. Dans le passage qui fait suite immédiatement à la reconnaissance ruschienne du cas général de l’efficacité agrochimique même hors sol, notre auteur entame une singulière démonstration. En effet, celle-ci ne vise rien de moins qu’à prendre l’exact contrepied de l’imagerie populaire selon laquelle Liebig serait le père de l’agrochimie :
« Ainsi commença la marche triomphale de la chimie agricole : la fertilisation chimique était née et partait à la conquête du monde entier. L’apprenti sorcier avait découvert la formule magique. Le maître lui-même, Justus von Liebig, dont les affirmations de jeunesse furent utilisées pour le sacrer prince de la fertilisation chimique, avait compris et redouté ce qui allait se passer. Il n’était pas assez « spécialiste » pour ignorer que ce qu’on avait découvert n’était qu’une infime partie du mécanisme des échanges minéraux, et que la fertilité n’est possible que dans le cadre des cycles biologiques. Son modèle, « l’océan de Liebig », une communauté comprenant le sol, l’eau, la plante et l’animal, était le premier modèle scientifique pour une recherche sur les phénomènes biologiques. Liebig mit vigoureusement en garde ses contemporains contre la tentative de fournir l’azote aux plantes sous forme chimique, disant que la « nature peut fournir aux plantes cent ou mille fois plus d’azote ». Liebig ne fut donc pas un propagandiste, mais au contraire un adversaire acharné de la fertilisation chimique. Telle est la vérité historique » [137].
Ces affirmations appellent plusieurs remarques. En premier lieu, l’expression « Le maître lui-même », à propos de Liebig, indique deux choses : d’abord que Rusch croyait complètement à la grandeur scientifique du chimiste que fut Liebig ; ensuite, elle peut laisser penser que Rusch considérait Liebig comme un guide pour sa propre recherche. Sur la première chose, notons qu’aujourd’hui, un auteur comme Marika Blondel-Mégrelis, assez bien intentionnée vis-à-vis de Liebig, n’hésite pourtant pas à reconnaître que, particulièrement au plan de la chimie agricole, « il n’a pas dit beaucoup plus que Davy, Chaptal et Sprengel » [138]. Quant à la deuxième chose, elle est confirmée, au-delà de toutes les justifications que l’on pourrait souhaiter, par l’affirmation ruschienne, largement démesurée, selon laquelle le travail de Liebig pourrait constituer rien de moins que « le premier modèle scientifique pour une recherche sur les phénomènes biologiques ». En second lieu, il faut dire un mot de l’interprétation ruschienne du point de vue de Liebig sur l’azote [139]. Certes, Liebig crut longtemps que la quantité d’azote était presque nulle dans l’air [140], tout en pensant, malgré cela, qu’elle était « même plus que suffisante pour approvisionner d’azote tous les êtres vivants » [141]. Cependant, d’une part, nous avons vu, que, bien qu’elle soit compliquée, la querelle de l’azote s’est conclue, pour ce qui est de Liebig, par son abdication, dans la dernière édition de sa Chimie organique appliquée à l’agriculture et à la physiologie, vis-à-vis de son rejet de l’intérêt des engrais minéraux azotés. Rusch se trompe donc ostensiblement quand il fait de Liebig quelqu’un qui serait toujours resté défavorable à l’apport d’azote, pour la raison erronée selon laquelle les plantes, quelles que soient leurs conditions de croissance, pourraient toujours s’en procurer facilement dans l’air. D’autre part, on ne saurait réduire les engrais chimiques à l’azote. Rusch a tendance à le faire, et il vrai que ce nutriment joue un rôle essentiel dans la vie des plantes. Mais les engrais minéraux de synthèse comprennent au moins les deux autres éléments de la trilogie NPK. Pourquoi donc Rusch se sert-il de la position fragile de Liebig pour en faire, ce qui est incroyable, « un adversaire de la fertilisation chimique » ? Il faudrait des recherches approfondies pour essayer de comprendre. Toujours est-il que Rusch insiste dans son interprétation. Il affirme que le « baron von Liebig » aurait condamné « cette science des éléments minéraux », i. e. la chimie agricole. Quand Nathalie Jas et Marika Blondel-Mégrelis soulignent un Liebig « extrêmement complexe », aux « réactions brutales et jalouses », qui n’a que « rarement reconnu ses erreurs » [142], Hans Peter Rusch voit en lui un chercheur qui aurait su faire preuve d’humilité à la fin de sa carrière. Ainsi Liebig aurait convenu indirectement que les engrais NPK pouvaient, à force, « tuer l’organisme « sol », l’organisme « plante » et tous les autres organismes [si l’on eut écouté Liebig] il n’est nullement exagéré de dire, quand on considère l’histoire, qu’on aurait pu, il y a déjà 100 ans, découvrir expérimentalement la vérité sur l’alimentation artificielle des plantes » [143]. Rusch renvoie à l’époque de la naissance et des premiers développements de la microbiologie [144] : « Il aurait suffi de suivre les indications de Liebig qui s’était lui-même gravement reproché d’avoir eu la prétention, lui « misérable ver de terre », d’améliorer la création » [145]. Rusch voit le vrai visage de Liebig comme celui d’un homme incompris au point d’être « hanté jusqu’à sa mort par le souci d’avoir contribué à mettre l’humanité sur le chemin de l’erreur » [146], et donne encore au moins deux fois, ailleurs, une appréciation positive de Liebig [147]. Le lecteur encore sceptique sur cette relation intellectuelle d’un des fondateurs de l’agriculture biologique avec le plus célèbre des pères de l’agrochimie pourrait légitimement demander quelles sont les sources des citations et de l’interprétation ruschienne de l’œuvre de Liebig. En toute rigueur, cela est méthodologiquement nécessaire. Mais Rusch ne cite pas Liebig dans la bibliographie de La fécondité du sol. On ne connaîtrait donc pas du tout ses sources s’il n’avait glissé cette parenthèse : « il y a plus de 100 ans Liebig mettait déjà en garde contre le danger des interventions avec des engrais chimiques dans le cycle biologique des substances (on ne trouve ces écrits que dans de vieux ouvrages, qui n’ont pas été réédités depuis 100 ans) » [148].
Il faudrait consulter des spécialistes de Liebig - il y a eu énormément de publications à son sujet - afin de déterminer dans quelle mesure Rusch dit vrai ou se trompe. Néanmoins, contre une certaine représentation qui tend à opposer radicalement l’agrobiologie à la chimie agricole et à l’agrochimie, nous pouvons souligner que plusieurs auteurs situent Liebig et/ou la chimie agricole parmi les influences qui ont pesé sur la formation de l’écologie scientifique [149]. Dans cette perspective, il ne serait pas complètement incongru, avec Marika Blondel Mégrelis, d’aller jusqu’à voir en Liebig un fondateur de l’écologie : « le regard global qu’il a porté sur les phénomènes et sur les règnes, sa conception de la vie, à laquelle Claude Bernard devra beaucoup, sa hauteur de vue, par-delà les continents et les générations, et les avertissements qu’il claironne aux oreilles de l’humanité et de ceux qui en sont responsables, font de lui un visionnaire et le chimiste fondateur de l’écologie » [150]. Pascal Acot est cependant plus nuancé : « Ainsi, quoique le rôle historique effectif de l’agrochimie dans la constitution des concepts et méthodes de l’écologie végétale reste encore à évaluer, on peut considérer que cette discipline est intégrée à l’écologie scientifique – corps de savoir relativement autonome par son objet et procédures expérimentales – au cours de la première décennie du XXe siècle ». Comme on le voit, la controverse reste ouverte chez les historiens sur le rapport entre Liebig, l’agrochimie, et l’écologie. On ne saurait donc s’étonner que des non spécialistes, qui plus est travaillant dans une relative sinon évidente marginalité, comme le furent les fondateurs de l’agrobiologie, n’aient pu la dépasser par eux-mêmes. Une dernière indication fait tout de même pencher notre point de vue vers l’admission de la complémentarité des savoirs chimiques et écologiques, ce qui par-delà, ouvre des pistes pour bien resituer la problématique agrobiologique. A travers la chimie agricole, c’était bien la physiologie végétale que l’on essayait de comprendre. Sous l’angle d’une botanique ou d’une écologie végétale soucieuse de compléter les preuves du terrain par celles du laboratoire, on peut comprendre le sens et le rôle de la recherche menée en chimie agricole. A ce compte, l’amitié commune de deux fondateurs de la chimie agricole, Boussinguault et Liebig, avec un indiscutable précurseur de l’écologie, Alexander von Humbolt [151], devient compréhensible et éclairante.
2Conclusions intermédiaires : la réception agrobiologique paradoxale de l’histoire agronomique2
L’accentuation exagérée de la coupure historique entre fumure minérale et fumure organique semble partiellement tributaire de l’œuvre et de la démarche polémique et médiatique du célèbre Justus von Liebig. La tradition agricole ne s’est peut-être jamais ressentie comme exclusivement organique dans sa démarche de fumure. Considérer qu’elle avait conscience de recourir à presque tout ce qui pouvait « marcher » est sans doute plus juste, au moins jusqu’au milieu du XIXe siècle, si l’on se limite à l’Europe [152]. Chercher à comprendre exactement comment se nourrissent les végétaux est une question de chercheurs et d’intellectuels. L’empirisme paysan voit plus globalement et se contente souvent d’un raisonnement pragmatique. De ce point de vue, il faudrait distinguer, dans la compréhension de la fumure traditionnelle, d’une part, des pratiques paysannes relativement hétéroclites, et, d’autre part, l’importance d’une tradition savante plus influencée par une philosophie antique du cycle du vivant, traduite dans le principe de similitude. Encore cette partition est-elle trop schématique, en ignorant sans doute l’imbrication locale des pratiques et théories, sans parler du recours, de part et d’autre, à des recettes plus ou moins occultes ou fantaisistes pour fertiliser les terres ou mener le travail agricole en général [153]. Mais cette dichotomie a le mérite de déplacer le lieu de la controverse sur la fertilisation, depuis les pratiques paysannes et les principes qui en étaient tirés, jusque vers des interrogations savantes tout d’abord cantonnées à quelques questions de la « nutrition » végétale. Dans cette réception de l’histoire agronomique, les fondateurs de l’agrobiologie sont difficiles à situer. L’interprétation la plus fidèle à l’esprit de leurs recherches dirait qu’ils ont reçu la tradition paysanne de la fumure dans sa diversité tout en reprenant l’accent biologique dominant qui s’en dégage. Mis à part Masanobu Fukuoka, les fondateurs font appel à une diversité de matériaux minéraux pour le compostage en tas ou en surface (roches « primitives » ou non purifiées artificiellement, silice, cendres, etc…). Mais ils convergent tous pour défendre le primat de l’humus et du sol vivant dans la logique naturelle de la fertilité. En ce sens là, on pourrait dire que Albert Howard résume l’esprit agrobiologique de la réception de l’histoire agricole antérieure à la révolution agrochimique en posant son travail comme une « défense et illustration » de la rationalité paysanne. En quelque sorte, les pères de l’agrobiologie auraient repris le problème de la fertilité en amont de l’apparition de la perspective initiée par Lavoisier, Sprengel, Liebig, et d’autres chimistes. La référence à Thaër ou à Boussinguault, pour rappeler que les composts et les fumiers demeurent efficaces, s’inscrirait dans cette volonté de considérer le problème, si l’on peut dire, « dans l’ordre » : les paysans savaient entretenir la fertilité de leurs champs avant les démonstrations de nutrition minérale. Cependant, s’en tenir à cette interprétation serait trop réducteur. Il faut aussi faire droit autrement à la mythologie de l’opposition radicale agrochimie versus agrobiologie. Les fondateurs n’ont pas toujours su éviter le piège de la lecture historique binaire reprise jusqu’à il y a peu par l’historiographie des sciences agronomiques : avant Liebig l’erreur, après lui la vérité. Les fondateurs n’auraient fait que retourner cette interprétation : la tradition paysanne de l’humus a raison, la chimie agricole ne propose qu’un procédé artificiel nocif pour faire pousser les plantes. La tentative de récupération de Liebig par Rusch s’inscrit au moins partiellement dans ce schéma. L’avantage de cette posture est de désigner apparemment clairement deux camps, celui de la biologie et celui de la chimie. Mais la position devient vite intenable du point de vue du progrès scientifique. Louise Howard en avait conscience, quand elle cherchait à éviter que ceux qui s’intéressaient au travail de son mari voit en lui un adversaire de la chimie par principe. Prendre de manière trop simpliste les diatribes howardiennes contre l’agrochimie c’était s’exposer à compter pour rien le savoir chimique. C’était mal comprendre Howard, qui mania connaissances et analyses chimiques avec Y.D. Wad, par exemple sur le cycle de l’azote ou le rapport carbone-azote dans les composts. C’était risquer d’entraîner l’agrobiologie et son approfondissement sur des chemins idéologiques oiseux, aux limites de l’antiscience. C’était tout simplement manquer que la thèse agrobiologique minimale et fondamentale vis-à-vis de l’agrochimie consistait à dire que le savoir chimique pouvait être utile mais qu’il était second, parce que les facteurs principaux de l’évolution d’un champ sont biologiques [154]. Reste que la désignation des facteurs biologiques comme fondamentaux dans la compréhension du problème ne suffit pas à savoir quels savoirs biologiques seront pertinents. Faut-il s’intéresser aux mécanismes biochimiques des plantes ? A la microbiologie des sols et aux relations avec la rhizosphère des plantes ? A l’évolutionnisme ? Aux relations entre les différentes espèces végétales, voire entre végétaux et animaux ? Aux processus de fermentation et de décomposition dans les fumiers et composts ? Faut-il approfondir la question de la nutrition végétale pour mettre en évidence une alimentation organique ? Ou bien faut-il privilégier l’étude des « cycles » de la nature, que ce soit ceux des matières ou ceux de la biosphère ? S’il n’y avait que ces questions scientifiques, on pourrait déjà aisément comprendre la difficulté des fondateurs à savoir comment situer l’héritage paysan et celui des sciences agronomiques par rapport à leur perspective propre, tant les problèmes sont carrefours et difficiles à poser correctement. Mais il s’ajoute là-dessus les questions des libertés paysannes et de la progressive domination du capitalisme et de la logique industrielle sur l’agriculture : Thaër peut être appelé contre Liebig du point de vue du rôle clef ou non de l’humus, mais il peut être mis « dans le même panier », du point de vue de la promotion de l’agriculture commerciale. Rappelons enfin que la science écologique et l’agrobiologie se trouvent encore aujourd’hui dans une situation de réception paradoxale de l’histoire des sciences. L’écologie connaît une certaine division interne entre un courant qui privilégie la botanique et un autre plus orienté par la physique et la chimie. Quand à la réception incertaine de Liebig par l’agriculture biologique, elle est loin d’être une attitude dépassée : l’importante fondation allemande Stiftung Ökologie und Landbau va plus loin que Rusch et voit en Justus von Liebig « un des pionniers de l’agriculture écologique moderne » [155].
Néanmoins, si la recherche de la compréhension des mécanismes biologiques de la fertilité est l’horizon constructif de l’agrobiologie, la critique de l’agrochimie constitue parallèlement, sur le plan scientifique, l’aiguillon négatif essentiel de cette élaboration agricole alternative. Nous allons maintenant passer en revue les forces et les faiblesses des critiques décisives des différents fondateurs. Nous y retrouverons, entre autres, et autour de discussions des lois agrochimiques classiques, une tension durable de l’histoire agronomique du XIXe siècle, au niveau du rôle probant ou non des expérimentations faites respectivement au laboratoire et au champ, ainsi que, d’autre part, des critiques de la mathématisation et de la réduction scientifiques, face à la complexité des facteurs en jeu en agriculture. Nous porterons notre analyse successivement sur Howard, sur Steiner - rapidement -, puis sur Rusch, et enfin sur Masanobu Fukuoka.
2La critique du réductionnisme agrochimique de Liebig par Howard2
3La dénonciation de l’agronomie de laboratoire au nom du primat de l’expérience directe de la terre3
Albert Howard multiplie les identifications de la « Nature » ou de la « terre » à « notre mère » [156]. Nous pouvons émettre l’hypothèse d’après laquelle cette façon de s’exprimer rejoint l’émergence, au XIXe siècle, avec les précurseurs et les continuateurs de Darwin, de la réaffirmation théorique (et sociale ?) de l’inscription de l’homme dans l’immanence ou la continuité de la nature biologique [157]. Howard, en laissant entendre qu’il prend pour équivalent « Nature » et « terre », et en insistant sur le lien corporel des hommes à la terre-mère, se situerait bien dans l’approche de ces sciences contemporaines, qui, selon Dominique Bourg, s’opposent aux sciences issues du modèle galiléo-newtonien, et privilégient une science « géo-terrestre ». L’apparition d’une nouvelle science, l’écologie, et des concepts de « biosphère », « écosystèmes », ou « écosphère », participerait de ce mouvement de rupture avec l’abstraction « astrophysique » des sciences modernes. On pourra avec lire les travaux d’Hannah Arendt sur cette question [158]. Notons, de plus, que ce changement de perspective tendrait à affaiblir la domination de la façon protocolaire moderne de faire science. Ainsi, l’invention et l’affirmation moderne de l’instrument, (microscope et télescope), du dispositif technique d’observation, puis du laboratoire, comme condition nécessaire de la production des savoirs dits scientifiques, se voient remises en cause par l’ouverture de méthodes scientifiques, qui, tout en restant des méthodes expérimentales, sont susceptibles de porter des théories de la science compatibles avec les normes de la philosophie naturelle, prédominante avant la modernité. Sans approfondir cette question, notons que le cadre « réaliste » [159] de la philosophie aristotélico-thomiste médiévale proposait une approche de l’expérience scientifique semblant plus en rapport avec la réalité naturelle donnée, que ne le fera, ensuite, la science moderne classique [160]. La citation suivante illustrera ce propos. On y comprend le lien entre la démarche d’un ingénieur technicien « fabricant » et ce qu’est une expérimentation scientifique au sens moderne, c’est-à-dire une expérience dont les conditions sont volontairement produites. On y saisit également comment cette démarche se différencie de la philosophie naturelle d’Aristote qui proposait d’expérimenter les choses par une observation dans la nature in vivo, sans instrument, à partir de nos propres yeux et sens corporels [161] :
« Le discours de Pierre de Maricourt s’appuie essentiellement sur l’observation et l’expérience, non pas l’expérience au sens aristotélicien du terme, c’est-à-dire la confirmation d’un fait par sa reproductivité observée dans la nature, mais bien d’expérience scientifique, c’est-à-dire provoquée et répétée volontairement. Le fait de briser un aimant pour regarder la position des pôles des deux fragments est une opération expérimentale. Démarche nouvelle qui s’est manifestée en marge de l’université. » [162]
Pour l’agronomie, l’intérêt de cette remise en cause réside dans l’exigence de rapprochement des théories agronomiques avec les pratiques agricoles. En effet, lorsque la science sort du domaine spécialisé et privé du laboratoire pour aller de nouveau se soumettre au jugement commun de l’expérience ordinaire, c’est avec un modèle de science publique que nous renouons. Et comment cela est-il possible sans retrouver le primat de l’expérience sensible dans la construction des savoirs ? Le critère « d’objectivité faible » [163] et minimale des sciences expérimentales modernes, réside dans la « répétabilité des expériences », devant des témoins réputés « fiables », ce qui peut à la limite, conférer une dimension « semi-publique » à ces sciences [164]. En revanche, lorsque le déroulement et les résultats de la répétition des expériences est visible, pour ce qui est de la question agraire, sur le terrain de milliers de fermes, alors on se demande comment donner de la valeur à ces savoirs s’ils ne peuvent être déclarés scientifiques. Par-là, le lien entre, d’une part, la valeur de l’expérience commune, ordinaire, ou le savoir/sens commun, et, d’autre part, la valeur de la « lumière naturelle », et, finalement, avec la raison, pourrait s’éclairer un peu [165]. Le problème est que ces milliers d’expériences aux principes protocolaires et résultats convergents n’ont pas reçu le regard autorisé des messieurs « scientifiques » de l’« etablishment » : alors, elles n’ont pas non plus été qualifiées de « scientifiques ».
Cette conclusion est une de celles auxquelles est parvenue Albert Howard [166]. En effet, un des axes de l’argumentation howardienne sera justement de montrer que l’approche de milliers de paysans hindous et chinois, ignorée par l’agronomie officielle de son pays, est pourtant plus rationnelle et donc plus scientifique que l’approche des stations d’essais anglaises influencées par Liebig et sa réduction des questions agronomiques aux questions de la chimie synthétique. Howard fustige ainsi l’agronomie moderne qui s’est enfermé dans l’abstraction des analyses de laboratoire. Il dénonce « The Advent of the Laboratory Ermit » [167] et la vaine spécialisation sans fin des chercheurs qui leur fait perdre de vue l’objet global de leur étude.
3Une critique de l’application de la quantification mathématique au nom de la complexité, de la variabilité, et de la solidarité des facteurs de l’agriculture réelle3
Sir Albert Howard critique également l’application du mécanisme quantitatif issu de la physique classique galiléo-newtonienne aux questions de la biologie, dont l’agriculture fait partie.
« En chimie et en physique, on demande des calculs précis. Ces disciplines s’occupent de déterminations rigoureuses qui peuvent être rendues par des nombres précis. Par contre, la culture des plantes et l’élevage des bestiaux appartiennent au domaine de la biologie, dans lequel tout est vivant et qui est le pôle opposé [168] de la chimie et de la physique. Beaucoup d’éléments, qui ont leur importance à la campagne, tels que la fertilité, l’état meuble du sol, son travail, la qualité des produits, la vitalité et la santé des animaux, leur état général, les rapports des propriétaires avec leur ouvriers, l’esprit de corps de la ferme dans son ensemble, ne peuvent être pesés ni mesurés. Malgré cela, leur existence conditionne le tout ; leur absence mène à la faillite. Pourquoi, dans ces conditions, faut-il attribuer une telle valeur aux poids et aux masses ainsi qu’à la représentation statistique de ces valeurs ? Les résultats établis quantitativement sont-ils donc tellement en rapport avec l’objet de la recherche (la croissance de la plante et l’élevage du bétail) ? »
Il critique l’application des méthodes de quantification mathématique aux questions agronomiques. Il considère que de nombreux facteurs de l’agriculture ne sont pas ou peu quantifiables, et que ces facteurs - que l’on pourrait dire peut-être « qualitatifs » - sont les plus importants. On voit là parler son expérience de terrain. En effet, l’expérience de l’activité paysanne apprend au chercheur combien cette proximité régulière avec les diverses dimensions de sa ferme vont lui permettre d’agir prudemment.
Sa critique de l’application des méthodes quantitatives n’est pas menée seulement au nom du primat des facteurs non précisément mesurables - »qualitatifs »- en agriculture, elle l’est aussi au nom des limites du réductionnisme. Howard se demande si la volonté de mettre en équation mathématique les très nombreuses variables qui régissent les rapports de la plante et du sol n’est pas quelque peu illusoire :
« Un système à tant de variantes, comme celui de la plante et du sol qui varient de semaine en semaine et d’année en année, peut-il vraiment être amené à une précision correspondant aux exigences quantitatives de la mathématique ? » [169]
Pour Howard, cette application des méthodes quantitatives en agronomie est une des façons par lesquelles l’industrie commença à s’emparer de l’agriculture [170]. En guise de première conclusion, provisoire, sur la critique howardienne de la science et de l’agronomie moderne, on pourrait la résumer en la présentant de la façon suivante : Howard tenterait comme une démolition de l’idéologie moderne du progrès agronomique, qui voit celui-ci dans l’application conjointe à l’agriculture, d’une part, des méthodes expérimentales, surtout issues des sciences basées sur le modèle de la physique classique, et, d’autre part, des méthodes de comptabilité capitalistes, de plus en plus prégnantes depuis la Révolution industrielle. En agronomie, Sir Albert Howard rejetterait :
1° le primat de la recherche sur les éléments minéraux inertes sur la recherche des conditions biologiques de la fertilité et de la productivité ;
2° le primat conjoint de la démarche hypothético-déductive de laboratoire sur l’observation in situ des règles de la fertilité sauvage.
Il va s’agir, maintenant, de se demander s’il est possible de relier ces aspects critiques « techniques » avec ceux concernant sa position « sociale » quant au primat indu du capitalisme sur les besoins primaires de la population, - alimentaires et sanitaires dans le texte howardien. La critique qu’Howard mène de l’agrochimie semble pouvoir constituer ce lien entre sa critique de l’agronomie et sa critique de la place acquise par le capitalisme dans la société occidentale depuis la Révolution industrielle. Selon l’importance de la complémentarité et de la cohérence mutuelle de ces trois registres critiques, il faudra se demander s’il est possible de les considérer comme les différentes facettes d’une même critique globale de l’application de l’idéologie moderne du progrès.
3La critique howardienne contre l’oubli agrochimique de la vie du sol3
D’un côté, Howard considère que les essais de culture aux seuls engrais chimiques ont échoué : sur« les parcelles de la station d’essais de Woburn consacrée aux essais de fertilisation continue, […] la tentative de cultiver sur sable fin d’année en année du blé avec des engrais minéraux avait amené un échec complet. La terre a fait grève. La destruction des vers de terre par l’application régulière de l’engrais minéral a enlevé au sol son aération naturelle. » [171] De l’autre, comme nous l’avons déjà souligné, il reconnaît que les essais menés par Gilbert et Lawes à Rothamsted sont concluants : « La station expérimentale Rothamsted, qui commença ses recherches en 1843 » mena des expérimentations sur les fertilisants chimiques « tellement impressionnantes, tellement correctes du point de vue scientifique » qu’elles eurent une grande et durable influence pour établir la croyance en la pertinence de l’approche agrochimique de la fertilité. Entre ces deux citations, on pourrait croire que Howard se contredit. En fait, dans le premier cas, il attribue l’échec de la fertilisation minérale à la disparition de la structure du sol (destruction des vers de terre et de l’aération) [172]. Dans le second cas, Howard ne peut contester directement des essais qui ont étés largement vérifiés puis confirmés plus tard par la possibilité de l’agriculture hydroponique : une nutrition minérale des plantes, si le « support » ou le « sol » est bien étudié, peut fonctionner, s’il l’on s’en tien à la croissance « brute » des végétaux. Justement, une telle approche réductrice, Howard n’en veut pas. Au-delà du rôle direct ou indirect des engrais NPK dans les essais ayant échoué lorsque l’agronomie fait peu de cas de la matière organique des sols, Howard considère que l’oubli du sol entraîne bien plus de problèmes que l’efficacité des nouveaux engrais n’apporte d’avantages. Dans le passage suivant, Albert Howard articule sa critique depuis la contestation de la normalité de la nutrition minérale directe des plantes jusqu’aux coûts sociaux sanitaires engendrés par une nourriture humaine carencée :
« Il est évident que, pour l’agriculture occidentale, dans presque chaque cas, les déchets végétaux ou animaux sont dilapidés ou utilisés insuffisamment. De ce fait, un abîme s’est ouvert entre l’humus nécessaire à la production des récoltes et l’humus ajouté comme engrais. Cet abîme a été refermé par l’emploi des engrais minéraux. La règle de conduite observée dans ce cas est basée sur la conception, devenue traditionnelle, de Liebig, selon laquelle chaque déficience de la solution du sol peut être compensée en ajoutant les produits chimiques convenables. Une conception totalement erronée de l’alimentation des plantes en est la cause. Elle est superficielle et inexacte dans sa base. Elle ne tient aucun compte de la vie du sol, y compris la symbiose des mycorhizes, de ce pont vivant qui relie le sol et la sève de la plante. Les engrais artificiels mènent infailliblement à une alimentation artificielle, à une nourriture artificielle, à des animaux artificiels et finalement à des hommes et des femmes artificiels.
La facilité avec laquelle des plantes peuvent être « poussées » avec des produits chimiques n’a rendu que plus difficile l’utilisation rationnelle des déchets. Du moment qu’il existe un succédané bon marché de l’humus, pourquoi ne pas l’employer ? La réponse est double. Premièrement, les produits chimiques ne sont jamais un succédané pour l’humus, parce que la Nature est ainsi faite [173] que le sol doit vivre et que la symbiose des mycorhizes doit être un chaînon essentiel dans l’alimentation des plantes. Deuxièmement, l’emploi d’un pareil succédané n’est pas économique ; la fertilité du sol, le meilleur avoir de chaque terre, est ainsi gaspillé, car les plantes artificielles, les animaux et les femmes artificiels sont maladifs et doivent êtres protégés contre les parasites par la pulvérisation de poisons, vaccins, sérums, par des médecins spécialisés, des hôpitaux etc. Quand on compare le financement de la production des récoltes avec les différentes aides sociales par lesquelles il faut réparer les suites d’une agriculture malsaine, et si on tient compte du fait que notre plus grande richesse est une population saine et prolifique, l’intérêt pratique des engrais minéraux disparaît totalement. Dans les années à venir, les engrais artificiels seront considérés comme l’une des plus grandes stupidités de l’ère industrielle. Les enseignements des chercheurs agronomiques de notre époque seront abandonnés comme superficiels. » [174]
Nous constatons, à la lecture de ce passage, que l’argumentation howardienne tente d’ôter toute légitimité à l’agrochimie, en la critiquant de plusieurs points de vue complémentaires.
Du point de vue strictement agronomique, Howard condamne l’application de la chimie à l’agriculture, qui prétend remplacer la fertilité naturelle, ou la fumure animale, ou bien encore l’humus, par des fertilisants artificiels. Pour Howard, cette application relève d’une conception « superficielle et inexacte dans sa base ». Sur ce plan, c’est bien le caractère réductionniste (« superficiel »), typique de la plupart des sciences modernes, qui est en cause : l’approche par la synthèse chimique, pour remédier aux carences d’un sol jugé déséquilibré, ne tient absolument pas compte d’autres facteurs très importants, comme « la vie du sol » et « la symbiose des mycorhizes ». En prêtant une attention particulière aux images qu’Howard emploie ici pour qualifier le rôle des mycorhizes, « pont vivant qui relie le sol et la sève des plantes », « chaînon essentiel dans l’alimentation des plantes », nous remarquons qu’il insiste sur les relations entre les constituants des systèmes culturaux. Cette façon de critiquer les approches simplificatrices et trop analytiques, centrées uniquement sur des parties d’un ensemble vivant, interactif par essence, par l’attention aux solidarités qui unissent les parties d’un tout, anticipe les méthodes appelées holistes ou holistiques [175].
Cette question de la confrontation des fertilisants artificiels et de la fertilisation humique, reliée à celles des innovations potentielles en fumure organique traditionnelle (fumier de ferme), issues, notamment, des techniques de compostage et de fabrication de l’humus développées par Howard, était, à l’époque d’Howard et de ses successeurs, et demeure encore, techniquement centrale [176]. C’est toute la question d’une agriculture saine et optimale que vise la démarche d’Howard à travers le prisme de l’humus. Il a en effet passé quarante années de sa vie à étudier les pathologies végétales et animales en agriculture pour en arriver au primat de l’objectif du maintien de la fertilité des sols cultivés par un excellent retour des déchets organiques à la terre [177]. Il considère même qu’il s’agit là de la « Nature’s great law of return » [178].
Arrivés à ce point, nous nous permettons de renvoyer le lecteur qui voudrait approfondir cette critique de Sir Albert Howard au chapitre aisément abordable que Philip Conford a consacré à cette question, dans son livre sur les origines du mouvement organique anglais [179]. Terminons en rappelant que le point de vue global de Howard faisait de la crise agricole une crise susceptible de bouleverser l’ensemble de la société. Du point de vue des rapports entre agrochimie et société, Sir Albert Howard est ainsi très clair, il décrit la spirale vicieuse qui va des maladies de la terre à celles de la population, puis aux coûts sanitaires publics pour gérer ce désastre, jusqu’au bord du gouffre qui menace la civilisation occidentale et les sociétés qu’elle a désorganisé [180]. Avant d’étudier la critique ruschienne de l’agrochimie, nous allons nous pencher sur les pensées steineriennes consacrées aux fertilisants chimiques. La conscience agrobiologique n’a pas encore complètement fait son deuil de certaines approches bien peu rationnelles, alors que le fondateur européen, Sir Albert Howard, ne tenait déjà pas en haute estime l’anthroposophie agricole, tout en proposant une voie de recherche autrement plus accessible et satisfaisante. Disons que, au-delà de la fidélité à l’histoire des origines de l’agrobiologie, ce paragraphe peut faire office d’intermède.
2La critique anthroposophique de l’agrochimie2
Nous trouvons chez Rudolf Steiner les formulations les plus claires d’un rejet des engrais de synthèse en raison d’une nocivité supposée en soi de ces substances. Resituons d’abord la question steinerienne des engrais dans son contexte d’apparition immédiat. Dans son introduction au Cours aux agriculteurs, Steiner dégageait deux grands axes de ses conférences. Le premier, relatif aux « conditions nécessaires à une agriculture prospère », visait la « végétation, l’élevage, la sylviculture, l’horticulture etc… ». Le second abordait « un sujet parmi les plus intéressants », les « mystères de la fumure, qui sont au plus haut point d’authentiques mystères ». Voulant réformer la fumure à l’aune de ces mystères, le fondateur de l’anthroposophie désignait « l’influence des conceptions matérialistes » sur l’agriculture comme origine importante de la « dégénérescence » qu’il croyait constater dans les nourritures et « l’évolution morale de l’humanité » [181]. Steiner prend ensuite les engrais chimiques comme manifestation exemplaire de l’emprise matérialiste nouvelle qu’il imagine sur l’agriculture. Dans le passage ci-après, où apparaît explicitement, pour la première fois, la critique steinerienne de l’agrochimie, le lecteur ne manquera pas de remarquer l’explication particulière en termes d’azote mort ou vivant, ainsi que l’analogie sympathique et insistante avec un homme ou son cadavre. Egalement, après l’explication des fondements de l’anthroposophie que nous avons mené plus haut, on envisagera aisément ce que Steiner entend par un azote formé « sous l’influence du ciel tout entier » : « Songez donc, mes chers amis, simplement à ceci : de nos jours personne ne comprend exactement en quoi consiste la fumure. Sans doute procède-t-on encore instinctivement à partir d’une tradition héritée de l’ancien temps. Mais comprendre la nature de la fumure, personne n’en est plus capable. En réalité personne – à l’exception de ceux qui peuvent le savoir à partir de connaissances spirituelles – ne sait ce que signifie à proprement parler la fumure pour le champ, pourquoi dans certaines contrées elle est indispensable et nécessaire ni comment elle doit être pratiquée. Par exemple, personne ne sait aujourd’hui que tous les engrais chimiques sont précisément le genre de fumure qui contribue pour l’essentiel à cette dégénérescence dont j’ai parlé, à cette baisse de qualité des produits agricoles. C’est qu’aujourd’hui chacun pense tout simplement, eh bien oui, la croissance des plantes demande une certaine quantité d’azote, et les gens trouvent tout à fait indifférentes la manière dont cet azote est préparé et son origine. Or cette origine n’est pas indifférente, au contraire ; ce qui importe, c’est qu’il y a azote et azote, et qu’entre l’azote qui dans l’air est mélangé à l’oxygène, entre cet azote mort et l’autre, il y a une grande différence. Vous ne nierez pas, mes chers amis, qu’il y a une différence entre un homme vivant, qui va et qui vient, et un cadavre, le cadavre d’un être humain. L’un est mort, l’’autre est vivant et il a une âme. Il en va de même par exemple pour l’azote et les autres substances. Il existe un azote mort. C’est celui qui est dans l’air autour de nous […]. L’azote qui est dans la terre, qui doit y pénétrer avec l’engrais, qui doit se former sous l’influence du ciel tout entier, il faut que cet azote-là soit vivant » [182]. Rudolf Steiner revient plusieurs fois sur son opposition entre engrais chimique, appelé « minéral » ou « mort » et engrais « vivant ». Il écarte l’engrais constitué d’une « matière minérale, purement minérale », au motif que l’on ne pourrait, avec celui-ci, « vitaliser l’élément terre lui-même ». Comme alternative, il en appelle au compost. Mais il ne s’agit pas d’entretenir le taux d’humus ou d’alimenter la faune et les microorganismes du sol. Une fois de plus, le rapprochement de l’agriculture steinerienne avec l’agriculture biologique « classique » peut apparaître trompeur. En bon occultiste, Rudolf Steiner justifie l’importance du compost par l’importance de forces ou d’énergies subtiles qui seraient, elles, véritablement capables de vitaliser la terre : « Nous avons là un moyen de vitaliser la terre ; on y fait entrer véritablement toutes sortes de déchets dont on fait peu de cas, qu’ils viennent des champs ou du jardin, depuis l’herbe qu’on a laissé pourrir, jusqu’aux feuilles mortes et autres en transformation, voire aux animaux crevés, etc… Or ce sont des choses qu’on ne devrait mépriser sous aucun prétexte, à vrai dire, car elles ont conservé en elles quelque chose de l’éthérique et même de l’astral. C’est important. Dans notre tas de compost nous avons, du fait de tout ce qui entre dans sa composition, de l’éthérique, du vivant-éthérique, de la vie, mais aussi de l’astral. Certes, l’éthérique vivant et l’astral, nous ne les trouvons pas dans le compost dans une proportion aussi forte que dans le fumier ou dans le purin, mais nous les y trouvons en quelque sorte sous une forme plus stable ; ils s’y installent, l’astral notamment s’y installe davantage à demeure. Et il s’agit seulement pour nous de tenir compte en conséquence de cette présence permanente » [183]. Néanmoins, Rudolf Steiner adopte, en proposant un abandon progressif [184] des engrais chimiques, ou en suggérant d’apporter des éléments minéraux en mélange, une attitude finale relativement conciliante : « l’engrais chimique, il faut graduellement cesser de l’employer. Car tout ce qui est engrais chimique a pour effet d’appauvrir petit à petit la valeur nutritive des produits de culture dans les champs qu’il a servi à fumer. C’est une loi qui n’admet pas d’exception » ; et sur la fumure minérale en mélange : « A moins de mélanger le minéral à autre chose, il ne faut véritablement pas imprégner la terre vivante d’un élément totalement privé de vie comme l’est le minéral ».
Rappelons, pour conclure, que son disciple Pfeiffer le suivit bien-sûr sur ce rejet des engrais chimiques. S’exprimant au sujet de la « question NPK », ce dernier déclarait « En augmentant la quantité d’engrais fournie, on peut, en effet, augmenter le rendement. Mais la vitalité du sol est menacée » [185]. Dans son ouvrage complémentaire du Cours aux agriculteurs, Ehrenfried Pfeiffer développe des vues d’inspiration ésotérique mais il y rapporte aussi d’assez nombreux faits établis par l’observation courante ou les sciences ordinaires. Parmi les sujets traités de façon « classique », il y plusieurs éléments que l’on pourrait comparer assez précisément avec l’approche des autres fondateurs de l’agrobiologie, notamment dans les chapitres consacrés au sol, considéré comme un « organisme vivant » [186], à l’azote [187], au compostage [188], à la forêt [189], et au « dynamisme de la vie végétale » [190]. Dans l’ensemble, on y retrouve la plupart des aspects de la critique agrobiologique, que ce soit sur l’importance de l’humus et de la vie du sol pour la nutrition et le développement sain des plantes, et la relativisation des lois agrochimiques, particulièrement celle du minimum. Notons que la démarche de Pfeiffer apparaît plus analytique que celle de Rusch et d’Howard, et nettement plus que celle de Masanobu Fukuoka. Ainsi, comme dans le Cours au agriculteurs, on trouve d’innombrables détails sur de multiples minéraux du sol, les oligo-éléments, et leurs influences présumées sur les plantes, l’animal et l’homme, sur des teneurs en vitamines, etc. [191] Néanmoins, comme Pfeiffer pratique aussi un amalgame entre agriculture organique et agriculture bio-dynamique [192], tout en reconnaissant par ailleurs que l’originalité de la seconde tenait aux « préparations » indiquées par Steiner [193], nous n’avons pas souhaité approfondir notre analyse des critiques et alternatives agricoles proposés par Steiner et Pfeiffer. Dans un paragraphe ultérieur, nous reviendrons cependant sur la perception de la bio-dynamie chez Howard, ainsi que chez Rusch et Müller, mais aussi chez des analystes contemporains de l’histoire de l’agrobiologie. De plus, nous soulignerons que les propositions techniques défendues par Pfeiffer semblent aujourd’hui quelque peu dépassées, par des innovations agronomiques en affinité avec l’esprit écologique fondamental de la démarche agrobiologique (cf. §41).
Dans le paragraphe suivant, nous allons découvrir le travail de distanciation vis-à-vis de l’agrochimie proposé par un autre fondateur germanophone, Hans Peter Rusch.
2Hans Peter Rusch face à la chimie agricole2
Hans Peter Rusch commence par reconnaître l’efficacité de la chimie agricole en la situant par rapport à Thaër et la tradition de la fertilisation à dominante organique : « Le Dr Albrecht von Thaër fonda la première école d’agriculture et relança l’idée que la fertilité du sol n’est pas inépuisable. Le concept de « fertilisation » prit forme. Les matières fertilisantes étaient alors constituées par les déchets produits par les êtres vivants, ce que nous appelons aujourd’hui la fumure organique. L’irruption de la chimie dans le domaine de la vie, avec Wöhler, Liebig et d’autres, orienta la fertilisation dans une toute autre direction ; l’analyse chimique révéla la composition minérale des plantes, et mit en évidence l’importance prépondérante, du point de vue quantitatif, du calcium, du potassium, du phosphore et de l’azote. Dans la pratique, on parvint à stimuler considérablement la croissance des plantes par l’apport de sels minéraux plus ou moins solubles » [194]. Rusch met ensuite en contraste, d’un côté, le mystère qui entourait le rôle fertilisant des matières organiques, de l’autre, l’explication analytique de la fertilisation minérale, apparemment « claire et rigoureuse », donnée par ceux qui appréhendèrent sol et plante du point de vue de la chimie [195]. Commence ensuite la critique ruschienne de l’agrochimie. L’idée principale de la critique ruschienne de la chimie agricole est que l’agrochimie n’est efficace que dans des situations pédologiques dégradées. Une première façon d’exprimer cette critique consiste, pour Rusch, à montrer que les plantes ne puisent guère les engrais minéraux épandus si le sol est fertile. Fort de cette conviction, Rusch s’efforce parallèlement de réduire la portée du savoir développé par la chimie agricole : il hésite entre une sérieuse relativisation et la dénonciation pure et simple de cette science. Et cela d’autant plus que, pour lui, la liste est longue des méfaits attribuables aux fertilisants chimiques. Considérons maintenant ces trois points successivement.
3L’agrochimie, une pertinence faute de mieux.3
Contre toute attente, Hans Peter Rusch en appelle à Justus von Liebig pour défendre la thèse de la non-conformité des fertilisants chimiques aux processus spontanés de la nutrition végétale. Ainsi, Hans Peter Rusch avance que la Loi du minimum ne serait pas universelle. Elle ne ferait pas partie des « lois de la nature » car elle ne s’appliquerait pas « sur les sols les plus fertiles que nous connaissions (Ukraine, Roumanie) » [196]. Rusch affirme, sans le citer [197], que « Liebig lui-même l’avait déjà remarqué » [198]. Il avance aussi que des expériences en champs confirmeraient l’inefficacité de ces engrais sur sol fertile [199]. Il indique également qu’il serait prouvé, que, dans des conditions de fertilité jugées normales ou optimales, les plantes n’absorberaient que très peu d’éléments minéraux : « Il est même prouvé que les plantes n’absorbent aucune molécule inorganique à moins d’y êtres contraintes. Des expériences faites avec des éléments marqués ont montré que dans des sols fertiles les plantes absorbent à peine 5% des engrais minéraux apportés au sol. On ne peut démontrer plus clairement que les engrais chimiques ne constituent pas une nourriture naturelle et physiologiquement normale pour les plantes » [200].
La conclusion d’Hans Peter Rusch, c’est que les plantes n’absorbent pas de minéraux à l’état soluble ou dissocié si elles peuvent s’en passer. Elles ne s’en nourriraient que faute de mieux, si les conditions du milieu les y obligent. Dans ces conditions, si l’on admet que l’engrais chimique est un « corps étranger » dans les échanges normaux du sol, et qu’il est traité comme tel « par l’organisme-sol », il faudrait aussi accepter que la loi des rendements décroissants [201] soit « tout-à-fait inutile ». A quoi bon, en effet, noter que le rendement n’est pas proportionnel aux quantités NPK apportées si « la fonction biologique « fécondité » ne dépend nullement de la dépense en engrais chimiques » ? Notons que l’argument est risqué, dans la mesure où il parie que l’agriculture biologique parviendra à des rendements globalement plus réguliers, et plus intéressants du point de vue économique, que ceux de l’agrochimie… L’attestation de la nutrition végétale à partir des éléments purement minéraux du sac d’engrais ne prouverait que la grande capacité d’adaptation des plantes pour survivre. Dans cette perspective, les engrais chimiques n’augmenteraient pas fondamentalement les rendements des terres : ils serviraient à relever maladroitement la productivité des terres les plus abîmées, autrement dit à prévenir la chute des rendements sur ces parcelles. Masanobu Fukuoka reviendra sur ce distinguo pas aussi fallacieux que certains pourraient peut-être le croire : « Dans le meilleur des cas la dépense en engrais peut aller de pair avec le rendement quantitatif, lorsque la fertilité naturelle a presque complètement disparu » [202].
Une autre manière employée par Rusch pour dire que l’agrochimie est utile faute d’autre chose consiste à considérer qu’un sol en bon état permet aux plantes de fixer assez facilement l’azote de l’air : « L’azote est utilisé comme une substance subordonnée, prise au moment même d’être utilisée ; du fait qu’il est disponible dans l’air en grandes quantités, il suffit que les processus biologiques en aient besoin pour qu’ils puissent s’en procurer » [203]. Sur ce chemin, il rejoint le premier Liebig [204], qui comme nous l’avons vu, soutenait l’inutilité de la fertilisation azotée contre les autres chimistes agricoles de son temps. L’autre argument ruschien contre la fumure azotée, c’est que « La nature a prévu de nourrir les plantes avec les substances et les potentialités biologiques et fonctionnelles qui proviennent des déchets des êtres vivants et qui sont apportés à l’organisme « terre vivante » ; […]. La plante trouve normalement tout ce dont elle a besoin dans l’éventail des substances présentes dans les déchets organiques […] » [205]. C’est ainsi que Rusch tend à considérer que la source principale de l’azote fixé par les plantes serait, en sol fertile, de l’azote organique. Non seulement l’azote minéral serait inutile, mais en plus il serait perturbateur de la vie du sol, comme nous le préciserons un peu plus loin.
Pour finir ce premier volet de la relativisation ruschienne de la pertinence de l’agrochimie, rappelons que l’ensemble de l’agrobiologie cherche à comprendre et maîtriser les lois naturelles de la fertilité in situ, et non à inventer des méthodes de fertilisation tirées d’expérimentations sur des plantes d’abord abstraites de leur milieu naturel. Les fondateurs de l’agriculture biologique veulent étudier et comprendre le développement végétal dans et sur le sol. Quand Rusch évoque l’observation des sols fertiles comme condition de base pour établir un savoir rigoureux sur la fertilisation, il s’oppose diamétralement au pragmatisme de la chimie agricole et à son efficacité possible hors sol. Mais pourquoi donc réduire en cendres des plantes pour les comprendre ?
3La chimie agricole selon Rusch : entre modèle hydroponique, science auxiliaire, et théorie fausse3
Ainsi, en sol fertile, si les engrais chimiques ne sont pas efficaces et si la loi du minimum n’est plus valable, ce serait donc, selon Rusch, que la validité de l’agrochimie n’est pas universelle. L’interprétation ruschienne de la théorie minérale va consister à en faire un cas particulier. Le fait que l’on puisse fertiliser des champs avec des engrais chimiques relève pour lui de cas pathologiques, éloignés de la normalité biologique : « Il est donc compréhensible que les agronomes biologiques admettent bien peu de choses parmi les résultats des recherches passées de la chimie agricole, car, considérés d’un point de vue biologique, ces résultats ont été obtenus dans des conditions expérimentales défectueuses. Celui qui travaille sur des sols recevant une nourriture principalement inorganique, c’est-à-dire contraire à toutes les lois de la biologie du sol, étudie un objet qui est dépourvu de sa qualité essentielle, le métabolisme biologique. La réponse que donne un tel sol est fausse car il s’agit d’un cas, non pas normal, mais pathologique » [206].
Le modèle final de la chimie agricole serait la culture hydroponique [207]. Redisons-le, les plantes, étudiées dans ces conditions orientées vers celles du minimum vital, s’adapteraient autant que possible, pour vivre, aux situations artificielles des expérimentateurs. Hans Peter Rush compare les expérimentations hydroponiques de plantes cultivées dans des solutions nutritives à celles qui sont faites sur des « animaux claustrés ». Il parle d’« expériences violentes faites sur des êtres vivants », et conclue qu’il serait évident que « des créatures maltraitées, voire torturées, par de tels procédés, ne peuvent fournir des renseignement utilisables » pour véritablement « connaître la nature » [208].
Nous sommes au cœur de la piste scientifique de l’agrobiologie : tenir compte des conditions naturelles de la vie des plantes, défendre le lien du végétal au sol dans la recherche agronomique. Symétriquement, la chimie agricole est tancée pour son artificialisme et son oubli du sol : « A la suite des cultures artificielles avec de l’eau, du sable, du gravier, et l’apport exclusif d’un mélange « harmonieux » de substances chimiques, la chimie agricole généralisa la conception selon laquelle la plante n’avait pas besoin du sol et se nourrissait uniquement de minéraux, que l’on pouvait aussi bien lui fournir autrement, la terre étant superflue et constituant simplement un support physique pratique pour un temps » [209]. Hans Peter Rusch était parfaitement conscient de travailler sur une ligne de fracture forte entre deux conceptions de l’agriculture : « La différence entre les deux méthodes consiste en ceci : l’une nourrit les plantes artificiellement sans tenir compte du sol tandis que l’autre nourrit l’organisme-sol et lui laisse le soin de nourrir les plantes » [210]. Cette thèse de l’oubli du sol [211] souligne la pertinence de la critique ruschienne : elle vise juste. Ainsi, Marika Blondel Mégrelis rapporte que Liebig considérait le sol comme un « réservoir » d’éléments minéraux. Contre un tel réductionnisme vis-à-vis des conditions naturelles de la vie des plantes, Rusch soulignera pertinemment que la fertilisation chimique n’apporte rien à la structure du sol [212].
Et il ne se satisfera pas de la réhabilitation partielle de la théorie de l’humus dans cette optique. Pour lui, se soucier d’un bon taux de matière organique pour une meilleure structuration physique des sols, en vue de faciliter l’assimilation minérale, c’était un peu court. Cela ne détrônait pas la fumure chimique de son statut devenue primordial. Or, pour Rusch, avec la matière organique et l’humus, ils s’agissaient de phénomènes d’une importance dépassant largement les seules caractéristiques mécaniques des sols (complexes argilo-humiques, porosité et aération, rétention hydrique) : « Les tentatives faites par l’agronomie moderne pour revaloriser la théorie minérale par la théorie de l’humus sont très significatives : la fourniture d’humus au sol n’est nullement considéré comme le facteur décisif et comme l’occasion de tout reprendre au commencement et de développer de nouvelles théories agronomiques. L’apport d’humus est simplement justifié par le fait que le sol en a besoin parce que sans humus il constituerait un support peu approprié à la plante et également parce que l’humus maintient la structure du sol, permettant aux plantes d’absorber des quantités importantes d’éléments nutritifs. La théorie de l’humus est donc simplement une confirmation de la théorie minérale, et toutes les expériences avec des fertilisants apportant au sol de l’humus sont faites dans cette optique » [213].
D’un côté les amendements biologiques sont considérés comme des aménagements permettant au réservoir sol de ne pas se boucher (contre le compactage des sols) et de garder la « solution du sol » absorbable par les racines (effet éponge de l’humus), de l’autre, en particulier chez Rusch, ils sont ce qui nourrit les plantes. Même si l’on peut trouver le vocabulaire du « dosage » ici mal choisi, et lui préférer celui, plus courant, de la forme sous laquelle se présente les éléments minéraux, le passage suivant éclaire bien la critique des engrais minéraux de synthèse : « Nous pouvons êtres certains que c’est uniquement la question du dosage qui différencie la fertilisation chimique de la fertilisation biologique. Il est évident qu’il faut éviter d’exercer une influence sur la vie du sol et des plantes à l’aide de substances actives, qui perturbent le dosage naturel. Les engrais chimiques ne sont pas des poisons en eux-mêmes, mais ils le deviennent quand ils sont mal dosés ; les ions apportés de cette manière sont des composants tout à fait normaux des tissus, et aussi de la terre vivante ; ils interviennent dans tous les métabolismes, dans toutes les nourritures, mais seulement dans des proportions et des agencements que nous ignorons. Dans les sols ayant une haute activité biologique les éléments minéraux n’apparaissent jamais en grande quantités ; ils restent liés à des composés organiques aussi longtemps qu’ils ne sont pas utilisés et on peut même admettre qu’ils sont normalement préférés par les plantes quand ils sont liés à des composés organiques, car dans ce cas leur dosage est tout à fait adéquat » [214]. Ici, Rusch attaque le « dogme de la minéralisation » [215] en contestant qu’il faille que la matière organique soit complètement minéralisée avant que ses composants minéraux ne puissent servir de nourriture aux plantes. Les plantes préféreraient absorber des minéraux qu’elles auront dissociés ou fait dissocier, notamment par des mycorhizes, au moment voulu. Mais Rusch ne dit pas cela textuellement. S’il parle du choix effectué par les plantes, il ne mentionne pas l’idée d’une absorption finale, après extraction auprès de composés organique, sous forme minérale. La théorie du cycle de la substance [216] vivante voit l’idée d’une nutrition végétale primordialement inorganique comme une erreur. Avec Hans Peter Rusch, l’opposition est donc totale, entre la théorie de la nutrition minérale et la « fumure artificielle » [217], d’une part, et sa théorie de la nutrition organique, le « cycle de la substance vivante », d’autre part.
Ayant montré que la chimie agricole avait obtenu ses idées à propos des plantes loin de leurs conditions de vie naturelles, Rusch s’efforce encore de justifier de la pertinence très limitée de ses approches. Il procède en insistant sur la complexité du phénomène fertilité, en soulignant les multiples interactions entre le sol et les plantes, et tout un ensemble de faits qui mènent à se demander, au final, quelle valeur peut bien avoir l’analyse chimique, et s’il n’est pas vain de rêver d’une fertilisation chimique « équilibrée ».
Pour Rusch, le problème de la fertilité du sol est d’une « extrême complexité ». Sa simplification abusive par l’agrochimie permit « de l’intégrer sans difficulté dans l’organisation industrielle » [218]. Selon Hans Peter Rusch il n’y a pas de rapport direct et rigoureux entre les minéraux contenus dans le sol et ceux trouvés dans les plantes [219], pas plus qu’il n’y en a avec la fertilité et la productivité végétale [220]. Une des raisons serait que les plantes choisiraient les ions minéraux qu’elles absorbent [221]. D’autre part, renvoyant à l’argument de la plasticité ou de l’adaptabilité du vivant, Rusch signale que l’on observe des variations du squelette minéral au sein d’une même espèce de plantes, en fonction des conditions du milieu où elles se développent. Il souligne encore que la présence des minéraux dans le sol, au-delà de la forme sous laquelle ils se présentent (plus ou moins solubles, fixés, etc.) n’évacue pas le problème de la capacité d’une plante à les assimiler [222] : a-t-elle un état de santé suffisant pour y parvenir ? Peut-elle se passer d’intermédiaire biologiques, tels les mycorhizes, quelles que soient les conditions pédoclimatiques ? De plus, Rusch ajoute que les interactions biologiques entre le sol et les plantes ne sont pas des relations exactement mesurables [223]. Chez Rusch, la conséquence de ces incertitudes sur les minéraux se résume à une perte de validité drastique de la loi du minimum : « Quant à la « loi du minimum, on ne peut lui attribuer une signification limitée que dans les rares cas de sols dans lesquels même une agriculture biologique optimale ne peut compenser le manque de tel ou tel autre élément, en sorte que, même dans les conditions les plus favorables, des phénomènes de carence se manifestent dans le « squelette minéral ». Mais il s’agit d’un cas exceptionnel, qui ne se produit pratiquement jamais en agriculture biologique, car la garniture ionique est, dans le cycle biologique des substances, nécessairement complète. Ce cas peut donc être négligé » [224].
Du coup, que vaut l’analyse chimique pour Hans Peter Rusch ? Elle nous laisserait dans la perplexité et mériterait donc, au mieux, d’être considérée comme une science auxiliaire. C’est en tout cas ce qu’il conclue, au terme de deux pages et demie consacrées à « Analyse minérale et agriculture biologique » : « Le lecteur comprendra pourquoi nous ne voyons pas de raison de nous pencher davantage sur les données publiées dans les nombreux ouvrages traitant de la chimie agricole ; cette science est simplement pour nous un auxiliaire, à condition de la mettre à la place qui lui revient, c’est-à-dire de la replacer dans son cadre biologique et de ne pas la surestimer » [225]. Un peu paradoxalement, il semble approfondir une prise de conscience de certains chimistes agricoles eux-mêmes, qui essayèrent de déterminer des repères sans analyser le sol lui-même, en comparant, d’un côté, les engrais fournis, de l’autre, la composition minérale et la productivité des plantes : « C’est donc aux bornes du sol que devront s’effectuer les bilans entrées-sorties, selon le principe que nul ne peut savoir ce que possède le sol, mais chacun peut savoir ce qu’il dépense. […] L’analyse chimique du sol ayant été reconnue d’une extrême difficulté, la méthode d’analyse par les sols-mêmes, employée en Angleterre, sera érigée en principe par G. Ville : sur des petits champs d’essais, les agriculteurs emploieront successivement des engrais manquant de l’un des éléments principaux de la production » [226].
Une autre façon, pour Rusch, de relativiser l’agrochimie, c’est de montrer que l’on ne sait pas vraiment si elle est efficace globalement au champ. Encore une fois, la qualité des interactions semble primer sur la réduction à la quantité apportée. Et la qualité, pour ce médecin et biologiste, est dépendante du niveau de perturbation du sol. Toute fumure chimique entraînerait une cascade de déséquilibres non compensables. Pour Hans Peter Rusch il n’y aurait pas de fumure chimique équilibrée. Il vaut la peine de rapporter ces discussions plus techniques, de façon à montrer que Rusch trouvait de l’intérêt aux « recherches sur la teneur du sol en éléments minéraux », et cela bien que nous n’ayons pas pu faire la comparaison avec l’actualité scientifique sur la question : « Les engrais chimiques utilisés dans la pratique agricole courante n’apportent en aucun cas à la terre une nourriture équilibrée, mais seulement un choix plus ou moins arbitraire de quelques éléments. Il est tout à fait impossible de satisfaire ainsi les besoins minéraux des plantes, qui comprennent au moins une soixantaine d’éléments. De très nombreuses observations (par exemple sur les carences en potassium dans les sols calcaires (Schweigart)) montrent que les oligo-éléments sont au moins aussi importants pour la fertilité du sol que les éléments dits « plastiques ». Si quelques grammes d’un élément ont plus d’effet que plusieurs centaines de kilos de K, P ou Ca, cela démontre que les méthodes actuelles de fertilisation constituent un gaspillage insensé. Si on veut cependant persister dans ces méthodes, on est obligé de les corriger. Il faudrait alors, dans chaque sol, pour chaque culture, à chaque moment, apporter le mélange minéral exactement approprié ; il faudrait ajouter, ici tel oligo-élément, là tel autre, et à un moment bien précis, pour satisfaire les besoins de la plante. Le principe de la fertilisation chimique se réfute de lui-même ; apporter un élément minéral quel qu’il soit sous une forme « assimilable par la plante », c’est déclencher toute une série d’autres besoins minéraux. La fumure azotée, par exemple, libère des radicaux acides sous forme active ; pour rétablir l’équilibre acide-base, il faut donc apporter du calcaire, sous une forme chimiquement active, nécessairement dissociée. Cet apport nuit à l’efficacité d’autres ions, par exemple les ions potassium, qu’il faut apporter à leur tour pour rétablir l’équilibre, même s’ils se trouvent dans le sol en quantités suffisantes, mais sous une forme fixée (organique ou minérale). Les ions magnésium, manganèse, cuivre, et tous les autres interviennent également ; certains oligo-éléments sont fixés et deviennent inutilisables, d’autres forment des composés insolubles, d’autres enfin sont entraînés dans les rivières. C’est inévitablement le chaos. Il faut se rendre à l’évidence : toute modification de la teneur naturelle du sol en éléments minéraux provoque des bouleversements de l’équilibre minéral le plus souvent imprévisibles et impossibles à éviter, même avec la meilleure volonté » [227].
Rapportons encore cette critique ruschienne de la propagande pour les engrais chimiques. Cette dernière, en France, encore dans les années 1950, défendait que la hausse des rendements que l’on pouvait obtenir avec les engrais minéraux donnait aussi des « résidus de récoltes plus abondants » et donc « plus d’humus » et un « sol plus fertile » [228]. Hans Peter Rusch essaye de contredire cette thèse en arguant, ce qui semble vérifié, que la fertilisation chimique donne des plantes au développement racinaire moindre. Mais la prise en compte des résidus racinaires est-elle suffisante ? Pour que son argument touche vraiment, il faudrait que les résidus de récolte aériens obtenus en chimie soient inférieurs ou égaux à ceux obtenus en agrobiologie. Citons tout de même sa critique : « La fameuse théorie selon laquelle il faut apporter des engrais chimiques précisément parce qu’ils contribuent à faire de l’humus n’y change rien. L’agriculture biologique a depuis longtemps réfuté cette affirmation ; les plantes en culture biologique ont une masse de racines beaucoup plus importantes et sont donc beaucoup mieux protégées contre le gel et la sécheresse. On a montré, expérimentalement, que la fumure chimique stimule uniquement la partie aérienne de la plante, mais non le système radiculaire, dont le développement se trouve au contraire inhibé. La plante est contrainte d’absorber, en quantité anormalement importantes, les ions présents dans la solution du sol et de les acheminer vers ses parties aériennes ; elle ne peut pas s’en débarrasser et se les incorpore tant bien que mal, pour ne pas mourir ; elle n’a pas à se préoccuper de la formation d’un système radiculaire conforme au développement normal de la plante. Il faut donc s’attendre à une diminution et non à une augmentation de la masse des racines » [229].
A ce stade de sa critique, Hans Peter Rusch ne peut déjà plus toujours se contenter d’une position modérée sur la validité circonstanciée de la chimie agricole ou sur son utilité accessoire pour l’approche biologique de l’agriculture. Persuadé qu’il faut mettre le « facteur « substance vivante » » à la base de la fertilité du sol, il ne comprend pas que beaucoup d’agronomes demeurent dans la perspective agrochimique lorsqu’ils font des découvertes sur la biologie des sols. Certains ont remarqué que l’efficacité de l’apport de fumure organique était maximale quand il était incorporé « à la mince couche superficielle du sol ». Mais les mêmes ont découvert « qu’en procédant ainsi on peut employer des quantités nettement plus importantes d’azote chimique », et ainsi repousser le seuil où la loi des rendements décroissants devient défavorable à l’agrochimiste. Face au mirage de la hausse des rendements à court terme, Rusch est convaincu que « cet azote inorganique est nuisible au sol et à la plante ». Rusch déplore que les agronomes ne se soucient pas de ce problème. Et dans des passages comme celui-ci, il se laisse aller à compter pour rien la valeur de la chimie agricole : « La meilleure technique de fabrication d’humus conduisit finalement les expérimentateurs à la conclusion que l’on peut, grâce à elle, utiliser des quantités plus élevées d’engrais chimiques, et donc corriger et améliorer les méthodes chimiques. Les tentatives d’interprétation de ce genre sont nombreuses ; elles visent toutes à rendre viables, en leur apportant un complément biologique, les théories chimiques, considérées comme la base de l’agriculture, alors qu’elles s’avèrent en réalité fondamentalement fausses » [230].
Après ces critiques sur la théorie agrochimique, voyons un peu quelques-unes des conséquences négatives de la fumure chimique selon Rusch, tant au niveau des sols qu’au niveau des récoltes et de l’économie agricole.
3Les méfaits de la fertilisation chimique3
Rassemblons tout d’abord les conséquences négatives des engrais minéraux [231] vis-à-vis du sol d’après Hans Peter Rusch. L’ayant reconnu comme la clef de voûte de l’agrochimie [232], c’est sur l’azote synthétique que Rusch concentre sa critique. L’azote inorganique serait nuisible au sol et à la plante [233]. C’est le thème des engrais solubles perturbateurs du fonctionnement normal sol-plante : « Si l’on donne au sol une nourriture supplémentaire sous forme dissociée, c’est-à-dire avec des substances minérales plus ou moins assimilables, ainsi que des composés azotés synthétiques, alors l’équilibre entre la création de nourriture par le sol, le maintien de réserves et l’absorption par les plantes se trouve considérablement perturbé, car les processus biologiques sont stimulés anormalement par l’apport imprévu de matières participant aux échanges » [234]. Ainsi, l’apport d’engrais azotés, notamment en fin d’hiver ou en début de printemps, engendrerait l’acidification du sol, phénomène que nous avons déjà mentionné. Rusch propose son explication du mécanisme en cause tout en soulignant que ce méfait est concomitant d’une grande efficacité de la fumure synthétique azotée : ce problème se produit, « en particulier, dans le cas d’apports d’azote à une mauvaise période, c’est-à-dire quand, au début du printemps, faute d’une température du sol suffisante, une croissance naturelle n’est pas encore possible, la fixation naturelle de l’azote ne se produisant qu’au-dessus d’une certaine température (environ 15 °C). L’effet des engrais chimiques, dans ce cas, est très bien démontré, et, tout compte fait, c’est là qu’il est le plus nuisible. […] La formation des substances humiques est stimulée d’une manière considérable et à contretemps par l’accélération artificielle des processus de décomposition, les microorganismes de la zone à structure cellulaire se trouvant contraints de travailler à une allure précipitée. Il en résulte une augmentation, non pas de l’humus, mais des substances humiques ; en raison du caractère acide de ces substances, l’équilibre électrolytique est détruit et le sol devient acide » [235]. Une autre conséquence négative de la fumure azotée sous forme de sels solubles, corrélée bien sûr, serait l’atteinte aux microorganismes du sol. Ceux qui fabriquent l’amidon tendraient à disparaître purement et simplement [236]. Plus généralement, il se formerait « un type de microflore pathologique, car les microorganismes reçoivent une nourriture anormale constituée de seulement quelques éléments nutritifs, en quantité excessives, et non pas la nourriture équilibrée que leur fournit la décomposition des matières organiques. Par exemple, les champignons qui transforment les nitrates n’ont plus besoin d’utiliser leur pouvoir de se procurer l’azote, sous forme d’acides aminés, dans les substances cellulaires ; ils perdent en même temps leur capacité de production d’enzymes, c’est-à-dire un pouvoir biologique que perdent du même coup les substances vivantes que les champignons laissent après leur mort naturelle » [237]. Relevons un dernier problème pédologique que Rusch met sur le compte de la fumure chimique, à savoir l’inhibition de la structure grumeleuse du sol, laquelle correspond aux fameux complexes argilo-humiques, bons indicateurs de fertilité. Howard et Pfeiffer ont rapporté le drame de la disparition de la fertilité des sols pour les sociétés. Rusch leur emboîte le pas et estime que les USA, en 1968, avaient perdu « près de 40 % » de leurs terres fertiles [238]. Cependant, bien que le Dust Bowl soit dû essentiellement à un mauvais travail mécanique du sol [239], Rusch pointe le rôle que la fertilisation chimique jouerait, depuis son essor, dans la déstructuration des sols. Selon Rusch, « Il est manifestement impossible de fertiliser artificiellement sans mettre en danger la structure grumeleuse normale » [240]. Il donne au moins deux justifications à cette affirmation, en voici la plus compréhensible : « la formation de la structure grumeleuse » est inhibée parce que « les engrais chimiques apportent des radicaux acides inorganiques », ce qui entraîne l’augmentation de « la fixation du calcium et [de] la garniture des cristaux d’argile ». Ainsi, une partie des processus « conduisant à la formation de la structure grumeleuse et à l’humification se trouve négligée au profit des autres processus, et les équilibres sont rompus » [241].
Quant aux méfaits sur les plantes, ils sont liés aux déséquilibres de croissance que les engrais NPK entraineraient, tant au niveau de la forme des plantes (déséquilibres entre les parties épigées et hypogées) [242], qu’au niveau du rythme de croissance (que d’autres expliquent par l’allongement des cellules de la partie aérienne, qui, en les amincissant, faciliterait les attaques parasitaires). Au niveau des méfaits sur le milieu naturel, Hans Peter Rusch signale les désormais bien connus phénomènes de « lessivage » [243] des engrais azotés, entrainant pollution des nappes ou des eaux de surface.
Sur le plan économique, les engrais chimiques ne permettraient pas les profits annoncés par la propagande. Au contraire. Rusch prend le cas de la politique du IIIe Reich visant une autonomie maximale. Cet exemple est intéressant car il rassemble les désavantages économiques et écologiques des engrais chimiques : « En 1938, une « bataille de la production » fut décrétée en Allemagne ; conformément aux recommandations des chimistes agricoles, les apports d’engrais chimiques furent doublés, voire triplés, dans l’espoir que la récolte serait elle aussi doublée ou triplée. Les résultats furent lamentables, car la nature donna une réponse qu’il faut remarquer : dans certains endroits les rendements baissèrent au lieu d’augmenter ; dans la mesure où l’on peut avancer des chiffres (F. Caspari) il semble que les augmentations de rendement furent très faibles (8 à 18 %) et n’ont pas compensé la dépense supplémentaire, sans parler des dommages irréparables causés à l’organisme-sol ». On peut certes contester le faible écart des rendements avec ou sans agrochimie, surtout que Rusch évoque même des rendements agrobiologiques supérieurs chez certains paysans du mouvement Müller [244]. Aujourd’hui, les agrobiologistes français conviennent d’une moyenne de l’ordre de 40 quintaux de blé par hectare, contre 60-70 quintaux chez leurs voisins en chimie, ce qui fait tout de même un écart de l’ordre de 50 %. En moyenne, on peut considérer que Rusch minimise trop l’accroissement des rendements obtenus en agrochimie. Cependant, selon les fermes, les régions, et les types de production les écarts peuvent se resserrer nettement. en soit, le raisonnement ruschien, au-delà de cette exagération, apparait cependant typique de l’évaluation écologique d’une méthode culturale, en cherchant à envisager son coût global. Ainsi, dans l’exemple cité, il prend en compte la dépense financière de la méthode, son rendement, et ses conséquences pour la fertilité du sol. L’agriculteur biologique consciencieux essaye au maximum de tout compter comme cela : aussi bien l’entretien de ses sols que ses rendements, aussi bien la faune et la flore auxiliaire, le respect du milieu naturel, que l’état de ses cultures, autant sa rentabilité économique que la participation de son système cultural et commercial à la vie économique et sociale locale, ainsi que sa plus ou moins grande dépendance aux subventions publiques, etc. Et de ce point de vue global, on peut aisément convenir, avec Rusch que l’agriculture biologique est plus intéressante pour la société que l’agrochimie. Réciproquement, Rusch a également raison de souligner que, hors des aides publiques, du strict point de vue d’une entreprise engagée dans la compétition capitaliste, une exploitation agrochimique n’est absolument pas rentable [245]. Partant des engrais chimiques, il dénonce « le cercle vicieux qui coûte si cher à l’agriculture » [246] : « On trouve aujourd’hui de très nombreux paysans, jardiniers et spécialistes de l’agriculture, qui sont convaincus que la nourriture artificielle des plantes, avec toutes ses conséquences, conduit à une impasse et les rend finalement esclaves du système. Les modifications incessantes du système actuel, la trilogie : engrais chimiques, lutte antiparasitaire violente, renouvellement des semences, deviennent d’année en année plus importantes, les dépenses augmentent continuellement, en sorte que l’agriculture serait abandonné parce que non rentable si on lui appliquait les critères économiques utilisés dans l’industrie » [247].
Enfin, au bout de la chaîne, les engrais chimiques auraient des conséquences négatives sur les teneurs des récoltes et donc la valeur alimentaire des produits agricoles. Des légumes peuvent avoir une croissance excessive : « il en résulte une teneur excessive des produits en certains éléments (par exemple sels de potasse, nitrates » [248]. Sur le marché, il y aurait arnaque du consommateur, aussi bien sur le poids que sur la valeur nutritionnelle des produits. Cet extrait est introduit par le credo romantique sur le rejet du règne de la quantité : « L’analyse chimique, sur laquelle furent édifiées les doctrines minérales et leurs institutions, est une méthode non pas qualitative, mais uniquement quantitative. Elle est à l’image du monde contemporain, fondé sur la quantité et la masse. Le paysan vend des produits au poids, en dépit de toutes les complications qui ne font que simuler une différenciation d’après la qualité biologique. Celui qui a les plus grosses pommes de terre bénéficie du meilleur prix. Les plus grosses pommes de terre s’obtiennent, disent les techniciens, avec des engrais chimiques, et le produit n’est pas déprécié par le fait que les tubercules sont atteints, en raison du forçage, de ce qu’on appelle en médecine l’hydropisie ; l’eau et les substances minérales bon marché sont payées aussi cher que ce qu’il y a encore de nutritif dans la pomme de terre, le consommateur ne pouvant faire la distinction. L’acheteur ne voit pas non plus les attaques des maladies à virus, et nul ne pense qu’une pomme de terre atteinte d’une telle maladie pourrait se vendre moins cher qu’une pomme de terre saine, bien que personne ne puisse contester sérieusement que sa valeur soit moindre » [249]. Sur ce problème de qualité nutritionnelle comparée des produits agricoles, Hans Peter Rusch et les agriculteurs biologiques avaient raison. Aujourd’hui, plus personne ne conteste plus sérieusement que les produits biologiques soient généralement meilleurs pour la santé. Le cancérologue Henri Joyeux en a donné la preuve expérimentale, en démontrant que les aliments issus de l’agriculture biologique étaient plus performants que les aliments cultivés en agrochimie pour prévenir les cancers [250].
Néanmoins, la critique ruschienne de l’agrochimie semble parfois disproportionnée, surtout lorsqu’il en vient à mettre en garde contre un seul épandage d’engrais chimique : « Il faut s’attendre à ce qu’une seule fumure chimique renverse l’édifice complexe et si bien agencé des échanges minéraux dans le sol ». Ou bien encore quand il dénonce un seul apport de produit phytosanitaire de synthèse : « Un seul apport d’azote, un seul traitement toxique sur les plantes ou les animaux, empêche le déroulement du cycle des substances et interdit l’obtention de cette qualité biologique qui est nécessaire pour que tous les organismes participant aux processus nutritionnels, du sol jusqu’à l’homme, puissent remplir pleinement leur fonction » [251]. Ainsi les produits de synthèse entraîneraient « la mort du sol » [252]. La chimie agricole, traitée aussi de « technique rudimentaire », produit bien « des masses de matière végétale à l’aide d’éléments directement assimilables et composés azotés fabriqués artificiellement ». Mais, ce faisant, elle « compromet nécessairement l’équilibre biologique et donc la qualité : une telle technique conduit finalement à tuer l’organisme « sol », l’organisme « plante » et tous les autres organismes » [253]. C’est pourquoi, dans ses conclusions, fidèle à son approche tout ou rien, Rusch appelle à la « conversion totale » [254] à son agriculture biologique en déclarant qu’« il n’y a pas de solution intermédiaire » et qu’« il ne peut y avoir aucun compromis entre la nourriture naturelle et la nourriture artificielle des plantes, entre l’agriculture biologique et l’agriculture chimique » [255]. Le purisme d’Hans Peter Rusch ne se justifie peut-être pas scientifiquement. Sa vision de la nature ou de la biosphère a tendance à en faire un objet paradoxalement sacrée et très fragile : on a du mal à croire qu’un seul traitement agricole puisse à ce point bouleverser les équilibres et les dynamiques du sol et du milieu naturel environnant. De même, Hans Peter Rusch semble raisonner selon un déterminisme strict alors qu’un déterminisme statistique ou probabiliste [256] convient certainement mieux à la compréhension du monde physico-chimique, et donc, à fortiori, à la compréhension du règne vivant. Il est curieux que Rusch n’ait pas pris cette voie alors qu’il considère explicitement que sa théorie biologique s’inscrit dans le prolongement des travaux de Schrödinger sur l’entropie et la néguentropie et dans celui de ceux de Bertalanffy sur la « théorie générale des systèmes » et la « théorie des systèmes ouverts » [257]. En fait, les agriculteurs biologiques ont renoncé au purisme biologique comme au déterminisme strict. Et il ne s’agit pas seulement de se plier aux normes technocratiques et sanitaires (conditionnement, conservation, transport, réalisation de plats cuisinés avec des ingrédients indisponibles en Bio, etc.) sans lesquels ils ne pourraient presque plus rien vendre au-delà de la porte de leur ferme. Les cahiers des charges qui règlementent la profession agrobiologique attestent que les héritiers de Rusch et d’Howard ont accepté l’idée de recourir, en cas d’urgence, plutôt que de perdre beaucoup de travail et d’argent, et faute de solution écologique immédiate, à quelques traitements contenant des produits de synthèse. Cet abandon du purisme ne signifie pas automatiquement que nos agrobiologistes aient pris le chemin de la perte de « l’âme de la Bio » [258]. On peut toujours y voir la « confiance dans la nature » fondatrice, mais une confiance peut-être plus réaliste, plus à même de mesurer, avec sang froid, la marge de manœuvre de la nature par rapport à ses seuils de déstabilisation par l’intervention humaine. Nous y reviendrons, étant donné que les problématiques nature et artifice, et agrobiologie versus agrochimie, que Rusch aurait tendance à superposer un peu vite, constituent, selon nous, une voie d’entrée particulièrement pertinente, tant dans la compréhension des enjeux du travail des fondateurs, que dans l’approfondissement de modèles d’agriculture écologique.
Découvrons maintenant la critique agronomique fukuokienne.
2La critique fukuokienne de l’agronomie moderne et de l’agrochimie2
C’est dans L’agriculture naturelle que Masanobu Fukuoka livre ses critiques les plus précises de l’agronomie moderne et de l’héritage agrochimique [259], symbolisé, comme chez les autres fondateurs, par la figure de Liebig. Cependant, même si Masanobu critique nommément la Loi du minimum et la Loi des rendements décroissants, il faut noter d’emblée que sa critique porte essentiellement sur la spécialisation scientifique : il essaye de se positionner, comme Howard et Rusch, à l’origine méthodologique de la démarche agronomique. Après avoir cerné cette critique générale, nous essayerons de mettre en lumière le caractère assez idéologique de sa critique de la Loi des rendements décroissants, puis la pertinence relative de sa critique de la Loi du minimum.
3Le petit bout de la lorgnette : la spécialisation agronomique serait vaine3
L’essentiel de la critique agronomique fukuokienne se résume à une transposition de sa position philosophique générale à la question particulière des sciences agronomiques. Son appel au retour à la nature comme « tout organique » et « indivisible » s’oppose à toute velléité de saisir par l’intelligence une structure différenciée dans la nature. La contraction vers l’un, et mieux encore vers le vide absolu de la non activité et de la non valeur, qu’il résume parfois sous le concept de Mu, élimine toute prétention au discernement et au progrès. L’agronomie scientifique est réduite à une démarche analytique et inductive à partir de réalités partielles, dont les résultats seraient ensuite généralisés frauduleusement. Elle serait incompatible avec la priorité de l’intuition directe de la nature proposée par Masanobu Fukuoka : « L’agriculture scientifique entreprend tout d’abord une recherche fondée essentiellement sur la méthode inductive, puis fait volte-face, appliquant le raisonnement déductif pour tirer des propositions spécifiques de prémisses générales. L’agriculture naturelle arrive à ses conclusions en utilisant un raisonnement déductif fondé sur l’intuition. Par cela, je n’évoque pas la formulation d’hypothèses imaginaires, insensées, mais un processus mental qui s’efforce d’atteindre à une conclusion de grande portée par la compréhension intuitive. Durant ce processus, on tire des conclusions limitées adaptées au temps et à l’endroit, et [on] recherche des voies concrètes pour s’en tenir à ces conclusions » [260]. Pour l’ ancien spécialiste de la pathologie végétale, l’agronomie scientifique est une démarche marquée du sceau de la spécialisation. Et, comme chez Howard, cette démarche subdivisée, qui part de quelques segments du réel, voire d’un seul facteur de la production agricole, serait un échec théorique et pratique.
Sur le plan théorique, elle ferait « perdre de vue le tout » et « l’objectif » clair de la recherche. Masanobu Fukuoka consacre trois bonnes pages à ce problème en l’interprétant comme une opposition entre les raisonnements inductifs et déductifs. Il y aurait une dimension d’arbitraire dans le choix des facteurs de production ou des angles d’étude pris en compte par les agronomes scientifiques. De son côté, M. Fukuoka penserait échapper à cet arbitraire en définissant d’abord intuitivement le but ou l’idéal à atteindre avant d’inférer les moyens de s’en approcher : « Revenons à notre exemple de la culture du riz : l’agriculture naturelle utilise un raisonnement intuitif pour brosser un tableau idéal de cette culture, inférer les conditions de l’environnement dans lesquelles une situation approchant de l’idéal peut apparaître, et mettre au point les moyens de la réaliser. A l’opposé, l’agriculture scientifique étudie tous les aspects de la production du riz et effectue de nombreux tests différents pour essayer de développer des méthodes de culture de plus en plus économiques et rentables » [261].
Fig. n° 10 – Une critique de la pluralité des lois scientifiques chez M. Fukuoka [262].
Nous allons noter que Masanobu Fukuoka considère l’accumulation des perspectives scientifiques comme une dispersion vaine de la recherche : son image négative de l’attitude humaine centrifuge s’appliquerait parfaitement à l’activisme des scientifiques, jugé stérile du point de vue de la compréhension profonde du réel. Mais ne pourrait-on pas lui rétorquer qu’il ne voit pas l’arbitraire de sa propre perspective ? Qui serait suffisamment dupe pour ne pas relever que la mise en œuvre d’un « raisonnement intuitif », visant « un tableau idéal » de la culture du riz ou autre, soit une base de recherche fragile et incertaine ? L’orientation largement bouddhiste de son regard sur la nature suffit à montrer que Masanobu Fukuoka n’échappe pas à une forme de particularisme et de réduction dans sa perspective de recherche. Néanmoins, en affirmant et en s’appuyant sur une finalité ou un ordre général de la nature explicité auparavant, peut-être la recherche fukuokienne se protège-t-elle d’égarements particuliers. C’est en tout cas cette errance que M. Fukuoka reproche à la recherche agronomique et souhaite absolument éviter [263] : « Cette expérimentation inductive est faite sans objectif clairement défini. Les scientifiques conduisent leurs expériences en oubliant la direction dans laquelle leur recherche les entraîne. Ils se satisfont semble-t-il, des résultats et sont confiants dans le fait que l’accumulation de ces résultats conduit à des progrès nets et constants et à un accomplissement scientifique. Mais en l’absence d’un objectif défini pour guider leur course, leur activité n’est qu’une errance sans but. Cela n’est pas le progrès » [264]. L’explication fukuokienne de ce consentement scientifique à l’aveuglement global résiderait dans le pragmatisme technoscientifique de ses praticiens. Les scientifiques auraient conscience du réductionnisme de leurs recherches, mais ils n’en auraient cure outre-mesure, étant déterminés et satisfaits par l’obtention de résultats pratiques et réguliers : « Le scientifique est bien conscient de la nature restrictive et circonstancielle de la recherche inductive, et s’applique aussi au raisonnement déductif, mais il en revient à s’en remettre à l’approche inductive parce qu’elle conduit plus directement à une réussite et à un accomplissement pratiques et certains » [265].
La conséquence de la spécialisation, sur le plan pratique, c’est que l’agrochimie et l’agronomie moderne n’auraient aucune chance de parvenir à une amélioration durable de l’agriculture : « L’agriculture scientifique croit qu’en promouvant une recherche spécialisée sur les parties du tout, des améliorations partielles peuvent être obtenues qui se traduiront par une amélioration de celui-ci. L’homme est devenu si absorbé par l’exploration des parties, qu’il a abandonné sa quête de la vérité du tout. Ou, peut-être, inévitablement, sa tentative de connaître les parties lui a-t-elle fait perdre de vue le tout. Une recherche fragmentaire ne produit que des résultats d’utilité limitée. L’agriculture scientifique ne peut engendrer que des améliorations partielles d’où ne peuvent résulter de hauts rendements et une production élevée que sous certaines conditions, mais ces « gains » tombent bientôt sous le violent choc en retour de la nature et n’ont jamais pour résultat définitif des rendements plus élevés » [266].
Nous avons donc compris que, selon la critique fukuokienne, ce serait le point de départ de l’attitude cognitive prônée en science qui ne serait pas bon. Il serait impossible d’aller des parties au tout. La démarche analytique cartésienne, inspirée des mathématiques et de la mécanique, consistant, en vue de sa résolution, à décomposer un problème complexe en autant de parties identifiables que possibles, serait inadaptée à la connaissance de la nature, considérée comme un tout unifié. Une fois de plus, nous retrouvons l’opposition, soulignée par le romantisme, entre le mécanique et l’organique : « On entend souvent dire que les rendements ne peuvent être accrus en certains endroits à cause des mauvaises conditions atmosphériques, ou parce que les sols sont pauvres et doivent être d’abord améliorés. Cela revient tout à fait à parler d’une usine où la production est la résultante de composants tels que les matières premières, l’équipement en machines, le travail et le capital. Lorsque le rouage endommagé d’une machine ralentit la production, la productivité peut être immédiatement rétablie en réparant le dommage. Mais la culture dans un environnement naturel diffère radicalement de la fabrication industrielle. En agriculture, le tout organique ne peut être amélioré par le simple remplacement de ses parties » [267].
En aval de cette critique générale de la spécialisation, Masanobu Fukuoka s’essaye à démonter la valeur des lois de la chimie agricole. Il identifie six lois ayant joué, selon lui, « un rôle critique dans le développement des pratiques de l’agriculture moderne » : La loi des rendements décroissants, L’équilibre, L’adaptation, La compensation et l’annulation, La relativité, La loi du minimum. N’ayant pas recherché dans quelle mesure ces six lois et principes sont bien tous des héritages de l’histoire moderne de l’agronomie, nous nous contenterons d’étudier sa critique des deux plus connues de sa liste, la première et la dernière.
Quoique son argumentation tourne toujours autour de l’idée d’une harmonie globale de la nature rendant non significative toute loi particulière, il est possible de montrer que la critique fukuokienne, ici aventurée sur des objets scientifiques définis, affiche ses faiblesses. Par exemple, nous la verrons tantôt négliger l’intérêt de la pertinence circonstancielle de la Loi des rendements décroissants, tantôt se contredire sur la pertinence de La loi du minimum. Mais la perspicacité de Masanobu Fukuoka, notamment quant au rôle réel des engrais chimiques vis-à-vis de la fertilité des sols, ne cesse d’entretenir l’aiguillon d’une recherche agronomique orientée autrement sur les données la nature. Venons-en donc aux critiques fukuokiennes de ces deux lois classiques de la chimie agricole.
3Masanobu Fukuoka et la Loi des rendements décroissants : une critique incertaine3
Notons d’abord sa définition de La loi des rendements décroissants : « cette loi établit, par exemple, que lorsqu’on utilise la technologie scientifique pour cultiver le riz ou le blé sur une parcelle de terre donnée et que l’on mesure les rendements résultants, la technologie fait effectivement apparaître une tendance ascendante jusqu’à une certaine limite supérieure, mais au-delà de cette limite, elle produit l’inverse de décroissance des rendements. Une telle limite n’est pas fixe dans le monde réel, mais change avec le temps et les circonstances, de telle sorte que la technologie agricole cherche constamment les moyens de la franchir. Cependant cette loi enseigne qu’il existe des limites définies aux rendements, et qu’au-delà d’un certain point, l’effort additionnel est vain » [268]. A cette lecture, nous remarquons tout de suite qu’il donne une acception large à cette loi. En effet, selon l’acception courante, rapportée par Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, elle ne s’applique pas à la technologie scientifique agricole mais à la seule fertilisation minérale : si on part d’une teneur nulle en « minéraux nutritifs de la solution du sol », l’augmentation de cette teneur se traduit « d’abord par de faibles augmentations de production, puis les augmentations de production sont de plus en plus fortes (plus que proportionnelles) ; à partir d’une certaine teneur[…], les augmentations deviennent de moins en moins fortes (moins que proportionnelles), puis elles plafonnent ; enfin, avec des teneurs très élevées, qui deviennent toxiques, la production de biomasse diminue » [269]. Si l’on se penche maintenant sur la critique fukuokienne de cette loi, nous sommes un peu surpris de constater qu’elle tient en six lignes. D’une part, Masanobu Fukuoka « perçoit dans la loi des rendements décroissants une force à l’œuvre dans la nature qui s’efforce de maintenir un équilibre en s’opposant à l’augmentation graduelle des rendements et en la supprimant » [270] ; d’autre part, serait une « chausse-trappe » la « croyance que les fertilisants et leurs formes d’épandage sont une cause directe d’amélioration des rendements. Les dommages provoqués par leur utilisation massive peut, en fait, tout aussi bien conduire à une réduction de ces rendements » [271].
Force est de reconnaître que cette critique n’est pas précise et un brin idéologique. Pourquoi affirmer qu’une « force naturelle » supprime l’augmentation des rendements alors qu’il y a une plage d’augmentation des apports NPK où ces rendements croissants sont généralement indiscutables ? Masanobu Fukuoka rappelle l’effet négatif d’un apport de fertilisants excessif, mais cela n’est-il pas normal, s’il y a bien une limite en toute chose ici-bas, s’il y a bien un ordre naturel ? Finalement, à propos des six lois et principes qu’il a identifiés, Masanobu Fukuoka déclarera qu’aucune n’est significative : « Chacune de ces lois n’est pas autre chose qu’une manifestation de la grande harmonie et du grand équilibre de la nature ». On peut bien être d’accord. Mais où est la pertinence de sa critique des rendements décroissants si elle se contente de dire que la nature rappelle son ordre en indiquant un seuil à partir duquel elle ne peut plus augmenter les rendements, même si on la « nourrit » avec plus de NPK ? Masanobu Fukuoka croit-il que cette loi soit sans intérêt ? Il y a peut-être quelque chose de banal à dire qu’un apport excessif d’azote synthétique produit l’effet inverse de ce qu’il produit en dessous d’un certain seuil : ce ne serait qu’un cas particulier de l’observation courante selon laquelle toute concentration artificielle d’un produit spécifique finit par devenir nocive pour le milieu qui la reçoit. Mais ce japonais semble trop attendre de la méthode scientifique : son objectif n’est-il pas justement de mettre en évidence des corrélations précises entre facteurs et donc des seuils de changement de situation ?
Il est probable que Masanobu Fukuoka ait jeté le bébé avec l’eau du bain : en soulignant la limite de la fertilisation agrochimique, il a oublié d’admettre son efficacité difficilement contestable jusqu’à un certain point. On peut bien critiquer l’agrochimie d’un point de vue global, en montrant qu’elle a plus d’effets délétères que de résultats positifs, encore faut-il être rigoureux et reconnaître ses succès relatifs, au risque de méconnaître ce qu’elle nous apprend sur le fonctionnement de la fertilité des sols. De ce point de vue, la critique d’Hans Peter Rusch apparaît plus rigoureuse. Voyons maintenant les critiques que le paysan-chercheur japonais adresse à la Loi du minimum : certaines semblent d’une plus grande validité que celle que nous venons d’examiner.
3Les analyses fukuokiennes de la Loi du minimum3
Masanobu Fukuoka considère que la Loi du minimum est « universellement connue » et qu’elle a « jeté les bases de l’agriculture moderne ». Il en attribue, classiquement, la paternité à Justus von Liebig [272], et il rappelle qu’elle établit que « le rendement d’une culture est déterminé par celui des constituants, parmi tous ceux qui agissent sur le rendement, qui manque le plus » [273]. Remarquons, une fois de plus, que Masanobu Fukuoka présente textuellement un peu trop largement les lois de l’agrochimie. Pour la Loi du minimum, en parlant de la présence des « constituants » du « rendement » d’une culture, il laisse son lecteur dans le vague. Néanmoins, l’imprécision se trouve aussitôt levée, parce qu’il reproduit le schéma réalisé par Liebig pour illustrer la Loi du minimum. Rappelons que le schéma explicatif de Liebig, appelé couramment « Le tonneau de Liebig », consiste en un demi-tonneau dont les douelles, de longueur inégale, représente chacune la présence d’un élément minéral dans le sol. La douelle la plus courte, par où déborde l’eau quand on remplit le tonneau, indique l’élément minéral jouant le rôle de « facteur limitant » du rendement d’une culture. On peut regrouper les analyses de Masanobu Fukuoka en quatre groupes de remarques : sur la pertinence de la Loi du minimum, sur la relégation de cette loi en dernière importance, quant au primat du rôle de l’interconnexion des minéraux sur leur nature et quantité propre, et enfin sur l’idée du maintien et non de la hausse agrochimique des rendements.
4La pluralité des facteurs du rendement comme invalidation de la Loi du minimum ?4
Masanobu Fukuoka entame sa critique par trois commentaires à propos de la validité de cette loi agronomique. Dans un premier commentaire, Masanobu Fukuoka admet la pertinence de cette loi : « La quantité d’eau – ou rendement - que contient le tonneau est déterminée par celui des éléments nutritifs qui manque le plus. Peu importe la quantité des autres éléments, c’est cet élément le plus rare qui détermine la limite supérieure du rendement. Une illustration typique de ce principe consiste à mettre en évidence que la raison pour laquelle les cultures échouent en terrain volcanique en dépit de l’abondance d’azote, de potassium, de calcium, de fer, et d’autres éléments nutritifs, est la rareté des phosphates. Bien sûr, l’adjonction de fertilisant phosphaté a souvent pour résultat une amélioration des rendements. En dehors des problèmes d’éléments nutritifs du sol, ce concept a aussi été utilisé comme outil de base pour parvenir à de hauts rendements » [274].
Son deuxième commentaire, rangé sous la rubrique « Aucune loi n’est significative », est assez vague. Il est basé sur son postulat du « grand équilibre de la nature » : « s’il existe une loi du minimum, il doit aussi y avoir une loi du maximum. Dans leur recherche de l’équilibre et de l’harmonie, les végétaux ont une aversion non seulement pour les déficiences en éléments nutritifs mais pour les déficiences et les excès en quoi que ce soit » [275]. On peut se demander si Masanobu Fukuoka serait capable de justifier scientifiquement sa vision de la nature, que l’on pourrait peut-être qualifier de « médiane », vu qu’elle est marquée par l’importance du juste milieu. Peut-être n’est-ce qu’idéologie, transfert de son obsession de la « voie immobile ». A contrario, rappelons que Rusch était plus sensible à la plasticité du vivant. Il admettait que les plantes étaient relativement capables de compenser une déficience d’un élément nutritif par un autre, particulièrement en absorbant des éléments soit sous forme organique, soit sous forme inorganique, selon les conditions. La capacité d’adaptation du vivant semble échapper à M. Fukuoka.
En revanche, en un troisième commentaire, M. Fukuoka contredit son acceptation première de la valeur significative de la Loi du minimum. Il considère que le niveau réel des rendements est déterminé autrement que par le « facteur de production le plus déficitaire » : le rendement d’une récolte « n’est pas déterminé par un seul facteur ; il est le résultat global de tous les facteurs et conditions de la culture » [276]. Masanobu Fukuoka semble « embarqué » dans un point de vue holiste, qui lui fait perdre en cohérence et en discernement. Ici, en effet, il remet en cause l’importance des éléments nutritifs, alors qu’il vient de reconnaître, seulement quatre pages auparavant, le rôle productif limitant d’une faiblesse du phosphate, en terrains volcaniques : « avant de se préoccuper des effets que peut avoir l’excédent ou le manque d’un élément nutritif particulier, il serait plus sensé de déterminer tout d’abord dans quelle mesure les éléments nutritifs ont une influence de premier plan sur les rendements. A moins d’établir les limites, les caractéristiques et le domaine d’action afférents à ce facteur global que sont les éléments nutritifs, tous les résultats obtenus des recherches les concernant s’évaporent en fumée » [277].
Cette première présentation fukuokienne contradictoire de la pertinence de l’agrochimie appelle quelques remarques. Dans son exposé, M. Fukuoka se réfère à la globalité et à l’équilibre de la nature pour critiquer la signification des thèses de la chimie agricole. Plus généralement, en bien des passages de ses écrits, la nature est présentée comme un tout organique. Cependant, en montrant qu’il ne prête pas nettement plus d’attention à la dimension biologique qu’aux autres dimensions de la nature, on pourrait défendre l’interprétation selon laquelle son organicisme est assez formel. Ce serait une façon de plus de marquer son originalité par rapport au standard agronomique de l’agriculture biologique – le primat du vivant dans les facteurs de la fertilité – et par rapport à l’histoire de l’agronomie, où bien des chimistes et agronomes se sont élevés contre le « tout chimique ». C’est ainsi que Masanobu Fukuoka ne prend pas en considération, dans sa critique de l’agrochimie, le critère de la biodisponibilité des minéraux pour les plantes. Il semble rejoindre l’exposition la plus plate des lois agrochimiques, laquelle considère le sol comme un réservoir où l’eau de pluie se charge de minéraux. Les plantes absorbent de l’eau par leurs racines et ainsi, aussi des minéraux. Il n’y a pas de problème d’accès aux minéraux pour les plantes. Or, si les tenants les plus radicaux de la fertilisation minérale ont pu en venir à admettre l’utilité de la manière organique des sols, et donc à la pertinence d’une fumure minérale et organique (fumier, compost…), c’est bien parce que l’on a remarqué que l’efficacité des engrais chimiques était augmentée si l’on se souciait de concert de ces deux paramètres. C’était déjà ce que Grandeau répondait aux partisans de la fumure exclusivement chimique, tels Georges Ville ; c’est toujours ce que rapportent aujourd’hui Christian Feller et Raphaël Manlay : l’humus des sols agricoles améliore la disponibilité minérale pour les plantes [278]. Et c’était aussi ce qu’admettait Hans Peter Rusch, même si ce dernier y voyait l’occasion de revenir sur les causes de l’efficacité humique et, plus généralement, sur les fondements agronomiques, plutôt que de faire simplement de l’humus un complément facilitant l’installation des plantes dans le sol et leur nutrition minérale.
De son côté, et à l’intérieur de sa critique, Masanobu Fukuoka semble paradoxalement raisonner à la manière de l’agrochimie, c’est-à-dire en termes de stock d’éléments minéraux. Il reconnaît la Loi du minimum et suppute une « loi du maximum » : trop de tel ou tel minéral dans le sol deviendrait toxique pour les plantes. Il faut dire ici que la Loi des rendements décroissants montre exactement cela, au moins pour le cas des quantités d’azote minéral fournis aux cultures. Mais il y a une différence entre la présence de l’azote dans le sol et sa forme : est-il sous forme d’engrais soluble ? Ou bien associé à l’eau, à l’air, à des éléments organiques, à des êtres vivants ? Tous ces paramètres qualitatifs influent évidemment sur la disponibilité ou la gêne que peut occasionner telle ou telle quantité d’un élément minéral présent dans le sol [279].
Masanobu Fukuoka ne s’encombre pas de telles analyses. Son propos demeure dans une généralité qui a pour conséquence pratique de ne devenir opératoire et efficace que si l’on s’abstient au maximum d’intervenir sur la nature : laissée à elle-même, la fertilité des forêts et des champs augmenterait. Sur cette base, une agriculture discrète est possible. Mais si l’agriculteur souhaite intervenir immédiatement, par exemple sur ces sols volcaniques qu’il a évoqués, manifestement carencés en phosphate, que lui propose le chercheur japonais ? A notre connaissance, Masanobu Fukuoka ne propose rien d’autre que sa méthode générale (retourner les pailles au champ, maintenir un couvert végétal, ne pas labourer, etc.). On peut donc se demander si, en absence d’un apport extérieur, la carence de phosphate va diminuer. A moins que M. Fukuoka ne veuille seulement considérer que le rythme naturel d’évolution de la fertilité : laissés à eux-mêmes, les terrains volcaniques, si le climat le permet, seront colonisés par une végétation spontanée, susceptible, sur le moyen ou le long terme, d’améliorer la fertilité de ces sols. C’est à ce niveau que s’appliquerait son principe d’harmonie de la nature : avec le temps, hors des contrariétés de l’intervention humaine, les sols deviendraient de plus en plus propices à l’agriculture.
Revenons maintenant aux autres angles d’attaque de la critique fukuokienne. Après cette considération passablement contradictoire, M. Fukuoka prolonge sa critique de la Loi du minimum, d’abord, et à l’exact opposé du point de vue de Liebig, en la reléguant loin derrière les autres facteurs de la productivité agricole, ensuite, et cette fois-ci dans un apparent et surprenant accord avec le dernier Liebig, en arguant que les relations des minéraux entre eux et avec les autres facteurs seraient plus importantes que leur dénombrement statique.
4Masanobu Fukuoka et l’importance négligeable du tonneau de Liebig4
La deuxième critique fukuokienne de la Loi du minimum consiste à placer en dernière position l’importance des éléments minéraux dans la détermination du rendement. M. Fukuoka a réalisé un deuxième schéma où s’étagent les facteurs de production par ordre d’importance décroissante : après les « Conditions de base », on trouve les « Facteurs relatifs à l’environnement », les « Fertilisants et engrais », les « Conditions de la culture », les « Maladies et parasites », les « Conditions météorologiques », et, enfin, en ajoutant « l’inclinaison du tonneau », la « quantité des éléments nutritifs » [280]. Bien que l’on puisse trouver réaliste l’idée de relativiser l’importance des minéraux dans le rendement final, M. Fukuoka devrait signaler que les expériences de chimie agricole et de culture hydroponique ont démontré l’importance vitale de certains minéraux, au moins dans les conditions expérimentales. Il devrait aussi reconnaître que, hors de la considération de la durabilité de l’agriculture sur les parcelles en question, et hors des questions écologiques, économiques, et sociales posées par de cette méthode, l’agrochimie parvient à des rendements relativement élevés. De plus, et plus directement au sujet de son schéma de critique du tonneau de Liebig, on pourrait objecter que la relativisation du rôle des éléments minéraux ne justifie pas pourquoi il situe leur rôle au dernier rang [281]. Pourquoi seraient-ils moins importants que la météo ou le niveau de parasitisme de la saison culturale ? Nous n’avons pas trouvé l’esquisse d’une justification de ce choix dans les textes du fondateur de l’agriculture du non-faire. M. Fukuoka ne revient pas sur ces difficultés de sa critique. Une confrontation avec l’opinion de Liebig donne à penser qu’il n’y a pas de raison à ce choix. Alors que Masanobu Fukuoka relègue en dernière position la signification des quantités minérales et de la Loi du minimum, le chimiste Justus von Liebig, en se souciant particulièrement du sous-sol et des « éléments actifs », leur donnait la première place :
« La prise en compte du sous-sol, qui permet d’expliquer les bénéfices de l’assolement, conduit paradoxalement Liebig non pas à vanter le mérites du travail de la charrue, […], mais à réfuter l’agriculture basée sur l’emploi du fumier : c’est qu’en effet le blé prélève à la terre arable alors que le trèfle prélève dans les couches plus profondes. Le fumier, produit à partir de cultures fourragères, restitue à la couche arable de quoi alimenter les prochaines récoltes en grain. Mais il n’est qu’un moyen factice, et plus encore pernicieux parce qu’il masque, longtemps, que le sous-sol s’épuise, et réjouit le cultivateur qui ne voit pas que son champ va à la ruine définitive. La terre forme un tout, un réservoir immense mais non infini ; et rien ne saurait contrebalancer ce principe qu’il faut conserver au sol la somme entière de ses éléments actifs. Elle constitue un capital qu’il faut préserver : toute technique employée – drainage, travail de la charrue, apport de fumier – même si ou parce qu’elle améliore le rendement immédiat, ne constitue pas un progrès réel. Liebig est chimiste dans l’âme : seule la matière compte, dans sa minéralité profonde qui, au bout de la transformation demeure » [282].
Sans nous préoccuper du raisonnement douteux de Liebig, retenons que, de la plante, à l’animal, au sol, il ne considérait que « le transport des matières minérales » et « ignorait tous les phénomènes troublants liés à la vie animale » ; de même, n’entrait pas dans son champ d’investigation l’étude « des macro- et des microorganismes » [283]. Une telle focalisation unilatérale ne vaut sans doute guère plus que son contraire. Nous proposons de renvoyer dos à dos l’arbitraire du chimisme de Liebig et l’arbitraire de la déconsidération fukuokienne des phénomènes et principes de la nutrition minérale des végétaux.
Finalement, en accord avec sa tendance à déclarer le savoir impossible, M. Fukuoka préfère exclure la possibilité de pouvoir prévoir les rendements en tenant compte de la minéralité. Au bout du compte, la Loi du minimum est ridiculisée : « Le tonneau de Liebig est bâti sur du vent. Dans le monde réel, les rendements sont le résultat de facteurs et de conditions innombrables, et le tonneau devrait donc être représenté au sommet d’une colonne ou d’un socle figurant toutes ces conditions. […] le rendement est déterminé par des facteurs et des conditions variés, tels que l’échelle des travaux de culture, l’équipement, l’approvisionnement en éléments nutritifs et d’autres considérations encore. Non seulement l’effet d’un surplus ou d’une carence de l’un des facteurs sur le rendement est très faible, mais il est en réalité impossible de dire quelle est l’importance de cet effet avec une approximation inférieure à l’écart de 1 à 10 » [284]. Ajoutant le facteur « inclinaison du tonneau », d’une « influence plus déterminante que la hauteur des planches », M. Fukuoka avance que « la quantité des éléments nutritifs particuliers est souvent sans signification véritable » [285]. Une dernière critique du « tonneau » sera fidèle au holisme, lequel, pour défendre la différence du tout et de la somme des parties, insiste sur le primat des dynamiques inter-substantielles.
4Le primat accordé à la dynamique des éléments minéraux plutôt qu’à leur quantification4
Cette critique de M. Fukuoka à l’encontre de l’analogie du tonneau de Liebig consiste à considérer que « le tonneau n’a pas de cerclage ». Autrement dit, le rassemblement des minéraux identifiés comme essentiels par la chimie agricole serait d’une pertinence incertaine : « Avant de s’inquiéter de la hauteur de ses planches, nous devrions examiner si celles-ci sont solidement jointées. Un tonneau sans cerclage fuit terriblement et ne peut contenir d’eau. La fuite de l’eau entre les planches du tonneau, provoquée par l’absence d’un cerclage soigneusement fait, représente le manque de compréhension réelle de l’interconnexion des différents éléments nutritifs » [286]. Sur ce point, il est étonnant de découvrir que Liebig serait revenu, en 1862, sur le réductionnisme de son « tonneau ». Parmi les facteurs à prendre en compte au-delà de la nature chimique et des quantités de minéraux, il aurait alors justement soutenu la nécessité de connaitre « leur relation entre eux » [287].
Finalement, cette critique fukuokienne se ramène à la critique holiste. Une connaissance exhaustive de l’ensemble des relations entre les éléments minéraux nutritifs étant impossible, et considérant que ces relations – étendues aux autres facteurs de production - comptent tout autant que la nature propre à chacun, la connaissance d’un seul élément est déclarée également impossible : « On peut dire que l’on ne sait à peu près rien des relations véritables entre l’azote, le phosphore, le potassium et les douzaines d’autres éléments nutritifs des végétaux ; que, quelle que soit l’importance des recherches accomplies sur chacun d’eux, l’homme ne comprendra jamais pleinement les connexions organiques existant entre tous les éléments nutritifs qui constituent une plante donnée. Quand bien même nous essaierions de connaître vraiment un seul de ces éléments, nous n’y parviendrions pas parce qu’il nous faudrait aussi déterminer de quelle manière il est en liaison avec tous les autres facteurs, y compris le sol et les fertilisants, les méthodes de culture, les parasites, le temps qu’il fait et l’environnement. Mais ceci est impossible parce que le temps et l’espace sont en état constant de flux ». Ramenée à l’image du tonneau, la mécompréhension des relations entre éléments nutritifs « équivaut à l’absence du cerclage qui fait tenir ensemble les planches du tonneau ». Identifier et peser les minéraux du sol absorbés par les plantes ne serviraient à rien, vu que, dans la détermination des rendements, les aspects dynamiques l’emporteraient sur tout dénombrement statique des facteurs de production. Du coup, l’importance des minéraux identifiés dans les analyses de sol et de cendres végétales menés par les chimistes agricoles serait invalidée par la méconnaissance de leurs interactions.
Masanobu Fukuoka en conclue qu’il faut changer « la forme même du tonneau ». Il étend sa critique du tonneau de Liebig à la prétention d’action sur tel ou tel facteur de production pour améliorer le rendement global, comme cela s’est fait durant la Révolution verte. Puis il la généralise, « dans le même ordre d’idées », à la division de la recherche scientifique, une idée déjà exprimée par Howard : dans le cas d’un « centre de test agricole qui comprend différents départements, chacun étant consacré à une étude particulière – techniques de culture, fertilisants ou lutte contre les parasites – même l’existence d’une section vouée à la planification et la présence d’un directeur prévoyant ne pourra rassembler ces sections en un tout intégré, animé d’un objectif commun » [288]. Grosso modo, on a toujours affaire au même holisme biologique, qui affirme que la dynamique de la vie ne pourrait se comprendre en tentant d’expliquer différents aspects de celle-ci, même avec la meilleure capacité d’articulation synthétique.
4L’agrochimie : augmenter les rendements ou prévenir leur chute ?4
La remarque la plus pertinente de Masanobu Fukuoka sur la Loi du minimum consiste peut-être à corriger l’idée de ceux qui voient dans les engrais minéraux un moyen d’augmenter les rendements agricoles. Masanobu Fukuoka n’y voient qu’un moyen de maintenir ou de prévenir la baisse d’une fertilité : « Il va de soi que si nous décomposons les éléments nutritifs végétaux et les analysons chimiquement, nous constatons qu’ils peuvent être divisés en un certain nombre de composants : azote, phosphore, potassium, calcium, manganèse, etc. Mais déclarer que fournir une quantité suffisante de chacun de ces facteurs accroît le rendement, est pour le moins un raisonnement douteux. Au lieu de prétendre que cela augmente le rendement, nous devrions dire que cela ne fait que le maintenir. Un élément nutritif en quantité insuffisante diminue le rendement, mais fournir une quantité suffisante de celui-ci n’augmente pas le rendement, cela prévient seulement sa diminution » [289]. La remarque est intéressante dans la mesure où il est bien établi que l’on considère habituellement que les hauts rendements sont le fait de l’agrochimie. L’agriculture biologique, au niveau agronomique, souffre particulièrement de l’infériorité de la moyenne de ses rendements, comparés à ceux qui peuvent être obtenus « en chimie ». On a beau insister sur les qualités organoleptiques et sanitaires des produits, ainsi que sur un bilan écologique, social, et économique pouvant donner une image favorable de l’agriculture biologique, il n’empêche : l’argument des quantités récoltées continue à peser sérieusement dans le soutien au développement de l’agriculture biologique. Bien que des personnalités, comme le professeur Marc Dufumier, de l’Institut National Agronomique, relayent les agrobiologistes pour répéter que « l’agriculture biologique peut nourrir toute l’humanité », le spectre des disettes et des bas rendements de la tradition paysanne hante encore la conscience collective. En ne présentant, au plan agronomique, quasiment aucune véritable innovation majeure par rapport à la tradition paysanne [290], l’agriculture biologique a du mal à faire figure de démarche progressiste, susceptible d’accompagner le développement de la population et de l’économie mondiale. Masanobu Fukuoka essaye de nous faire considérer que les engrais chimiques ne feraient que compenser une perte de fertilité initiale. C’est-à-dire qu’il faudrait, non pas comparer les rendements de l’agrochimie à ceux de l’agrobiologie, mais, bien plutôt, comparer la démarche de fertilisation de l’une et de l’autre par rapport à la fertilité initiale ou naturelle des terres considérées. Dans cette perspective, on peut se demander lequel des deux itinéraires culturaux tend le plus vers la restauration de la fertilité originelle des champs. La réponse est aisée, dans la mesure où l’agrochimie considère le sol comme un réservoir [291] et un simple support pour les plantes : les engrais minéraux sont destinés directement à la nutrition des plantes ; en aucune façon ils n’ont pour but d’accompagner les mécanismes de la terre. Tandis que l’agrobiologie, en apportant des engrais organiques, considère qu’elle « nourrit le sol pour nourrir la plante » [292]. Elle s’efforce, en outre, de combiner les facteurs de moindre perturbation de la dynamique biologique des sols. Il est donc certain que la démarche agrobiologique, au moins en théorie, tend plus que l’agrochimie à maintenir voire à augmenter la fertilité naturelle des sols.
D’autre part, on fera une autre remarque sur ce déplacement de perspective, depuis l’idée d’augmenter les rendements vers celle de prévenir leur chute. Cette remarque concerne autant la Loi du minimum que la Loi de restitution, mais elle est surtout piquante, au sens où elle rapprocherait, une nouvelle fois, le discours de Masanobu Fukuoka de celui de… Justus von Liebig ! Ainsi, l’idée d’associer les engrais chimiques à l’augmentation des rendements serait peut-être moins une thèse des premiers chimistes agricoles que le résultat de la propagande commerciale ayant accompagné la diffusion des engrais chimiques dans l’agriculture. Au premier rang des fondateurs de la chimie agricole par son mythe, Liebig partagea, au moins dans les années 1860 [293], l’idée de son temps sur le bouclage des cycles et le retour à la nature des prélèvements humains [294]. Le rôle de l’engrais vis-à-vis du sol était pour lui relatif. Les minéraux apportés ne pouvaient au mieux qu’entretenir le « chiffre de son rendement ». Selon Marika Blondel-Megrelis, c’est le passage de l’agriculture de subsistance à l’agriculture commerciale qui motivait la lutte de Liebig pour les engrais minéraux. Dans l’agriculture à dominante autarcique, les déchets retournaient à la terre de chaque ferme. Du coup, parce que seulement une part faible des récoltes était vendue, il y aurait eu peu de pertes d’éléments nutritifs. C’est en raison de cette vision et de la rupture du cycle court production-fertilisation, déclenchée par l’entrée de l’agriculture dans la logique commerciale, que Liebig considérait l’achat et l’apport des engrais minéraux comme une nécessité : « ils doivent impérativement assumer cette fonction, sous la menace, mille fois éprouvée dans l’histoire, de la ruine définitive » [295]. Cependant, ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas la justification des engrais minéraux mais l’espoir mis en eux. Celui-ci est dépendant d’une approche de la fertilité en terme de « réservoir » inextensible, de « capital », ou de donné fixe. Liebig n’aurait pas pensé à une croissance des rendements agricoles : « Les substances nutritives fixes du sol sont un capital. Toute culture qui ne rend pas au sol ce qu’elle prend amène l’appauvrissement » [296]. Il n’aurait visé que le maintien de la fertilité donnée, avec une approche réduite à la chimie : « Le maintien de la richesse dans un pays tient à ce que l’on conserve au sol la somme entière de ses éléments actifs » [297].
Finalement, la force de la critique fukuokienne n’est que l’envers de sa faiblesse : son holisme ne permet guère de donner des pistes d’action concrètes, mais son insistance sur le caractère donné et dynamique de la fertilité déplace la réflexion vers la problématique de la qualité des interventions agricoles. A lire Howard ou Liebig, on a l’impression que l’agronomie et l’agriculture ne peuvent espérer trouver que des solutions pour éviter la chute de la fertilité. L’idée de boucler un cycle a quelque chose de répétitif, comme nous l’avons vu aussi chez Rusch. Il y a quelque chose de frustrant dans la perspective d’efforts en vu du seul maintien de la fertilité. Certes, cela vaut mieux que l’appauvrissement, ou la désertification, dans le pire des cas. Mais la perspective culturelle occidentale, engagée dans la croyance au progrès [298], ne saurait se satisfaire d’un simple maintien : moult efforts sur les autres facteurs de production, de la protection phytosanitaire aux performances des matériels agricoles, en passant par la sélection variétale, ont cherché à améliorer les rendements. Mais la remarque de M. Fukuoka, resituée dans la perspective de la recherche holiste d’une agriculture naturelle, peut nous faire découvrir autre chose : dans toutes les théories et techniques d’agriculture, passées ou présentes, il y a une ignorance fondamentale. L’agriculture démarre sur un « capital » de fertilité, pour reprendre le mot de Liebig, sans vraiment savoir ni tenir compte de l’apparition de cette donnée. Dès lors, on comprend qu’il ait fallu autant que possible entretenir la fertilité par presque tous les moyens. Avant l’agrochimie, nous avons souligné que l’on recourait à de nombreux produits naturels comme à des déchets divers et à des sous-produits des activités humaines. Avec l’avènement progressif de la chimie agricole, rien ne change dans cette diversité peu rationnelle, si ce n’est que l’objectif de la fertilisation viserait plus l’apport d’éléments minéraux. Liebig, pas plus que d’autres, n’est regardant quant à l’origine des éléments chimiques rapportés [299].
On ne saurait néanmoins en rester à l’état d’ignorance des mécanismes qui ont fait apparaître la fertilité des sols. Et les comprenant, en admettant que celle-ci vient progressivement sur la matière brute, on pourrait peut-être enfin considérer plus rationnellement la fertilisation comme une reproduction des mécanismes naturels de l’augmentation de la fertilité. Serait-ce quitter l’ancienne visée du maintien hétéroclite et hasardeux de la productivité des sols ? Nous y reviendrons dans notre dernière partie. De plus, nous prolongerons le changement de perspective proposé par M. Fukuoka dans cette dernière critique de la Loi du minimum, à travers la présentation de l’élan écologique qui anime son agriculture alternative (§ 344).
Nous essayerons de tirer le bilan de la critique agrobiologique de l’agrochimie après avoir présenté les axes essentiels des alternatives proposées par les fondateurs. Dans la section suivante, nous allons ainsi parcourir trois voies différentes pour l’agriculture biologique : la perspective howardienne, la plus classique et la plus proche de l’agriculture traditionnelle, avec en son centre une méthode de compostage en tas ou en fosse, en vue de produire de l’humus et améliorer la fertilité des champs ; puis nous présenterons la conception ruschienne, plus récente et plus originale, mais plus théorique aussi, insistant sur la limitation de l’intervention agricole dans la nature et introduisant une rupture dans la tradition du compostage, en répudiant le tas de compost ; enfin, la voie fukuokienne, encore plus originale, rompt avec le souci de fertiliser les parcelles pour valoriser les mécanismes naturelles de la fertilité, à travers une méthode d’agroforesterie et de culture semi-sauvage.